L'auto file sur l'autoroute. Jacques Duchesneau conduit. Vite. Il quitte Québec et rentre à Montréal. Il est 22h, il a eu une grosse journée. Pendant cinq heures, il a répondu aux questions des députés, qui ont passé au crible son rapport sur la collusion, un rapport explosif qui a jeté le gouvernement Charest dans l'embarras.

Il n'est pas fatigué, même s'il s'est couché à 1h du matin la veille pour peaufiner son discours d'ouverture. Vingt-quatre pages bien tassées qui décortiquent un «univers clandestin», un «système dans le système». Les mêmes mots reviennent: collusion, mafia, trafic d'influence, extras, politiciens corrompus.

À l'arrière de la voiture, deux collaborateurs, dont un ex-policier qui a travaillé pendant 30 ans à Montréal et qui fait partie de la quinzaine d'enquêteurs de l'Unité anticollusion. Une pièce d'homme. À l'avant, Jacques Duchesneau, qui conduit parfois d'une main et, de l'autre, attrape son cellulaire pour parler à sa femme et à ses fils, qui s'inquiètent pour lui. Duchesneau en profite pour se vider le coeur.

Il a commencé dimanche, à l'émission Tout le monde en parle. Il s'en est pris à des journalistes, mais sans les nommer. «Il y a eu des dérapages, a-t-il dit. On a fait dire n'importe quoi à mon rapport. La question qu'il faut se poser, c'est pourquoi certains reporters ciblent toujours l'Unité anticollusion. Quel est le vrai message? Ça fait partie de l'intimidation.»

De l'intimidation? Oui, répond Duchesneau. Et il donne des noms: Paul Larocque, Jean Lapierre. Andrew McIntosh. TVA, Le Journal de Montréal, l'Agence QMI. Duchesneau accuse sans détour. Avec des faits, des dates.

Le 28 juin 2010, Le Journal de Montréal et TVA sortent un «scandale» sur le financement du parti politique de Duchesneau, «scandale» qui remonte à 1998, époque où il s'était lancé à la conquête de la mairie de Montréal. Cinq mois plus tard, ils reviennent à la charge. Paul Larocque affirme qu'il a trouvé de «nouvelles anomalies» dans le financement du parti de Duchesneau.

Jacques Duchesneau soupire. «Le ministre m'a dit: "Ils ne te lâchent pas, ça revient." Je lui ai répondu que j'allais me retirer.»

Duchesneau démissionne. Il dirige l'Unité anticollusion depuis neuf mois. Le directeur général des élections enquête. Trois mois plus tard, Duchesneau est blanchi. Il revient à la tête de son unité le jour même. Le fameux scandale s'est dégonflé.

«J'ai quitté mon unité le 18 novembre, précise Duchesneau. Le 19 ou le 20, Le Journal de Montréal a fait sa une avec ma photo et celle du maire de Laval, Gilles Vaillancourt. Côte à côte. On nous traitait de corrompus!»

Et il enchaîne les dates. Il s'emmêle. Il affirme que Le Journal de Montréal a publié une nouvelle sur un de ses enquêteurs, John Galianos, qui vit avec l'ex-femme de Tony Accurso. Mais c'est La Presse qui a sorti cette histoire.

Duchesneau n'en démord pas, Paul Larocque, Jean Lapierre et Le Journal de Montréal ont tenté de salir sa réputation et de faire dérailler l'Unité anticollusion. «Ils m'envoyaient un message: "T'es pas si clean que ça!" Ils voulaient me discréditer. Même chose quand mon rapport a été coulé dans les médias.»

J'ai appelé Jean Lapierre. Il a nié. «Jamais je ne me suis livré à ça, ce n'est pas mon genre. Je vous invite à écouter toutes mes chroniques. Je vous mets au défi d'en trouver une seule qui soit intimidante. Pourquoi j'intimiderais Duchesneau? Quel serait mon intérêt?»

Andrew McIntosh aussi s'est défendu. «Notre enquête a débuté avant que M. Duchesneau soit nommé à la tête de son unité. On fait notre travail de façon sérieuse.»

Paul Larocque et le rédacteur en chef du Journal de Montréal, Dany Doucet, ne m'ont pas rappelée.

***

«Oui, oui, je t'aime. Bye.»

Duchesneau ferme son cellulaire et remet sa main sur le volant. «C'était mon fils.»

Il a deux fils. Début trentaine. L'un est avocat, l'autre policier. Le policier traque les motards en Colombie-Britannique; l'avocat a travaillé comme procureur au Tribunal spécial pour le Liban qui enquête sur l'assassinat de l'ancien premier ministre Rafic Hariri.

Ils veillent sur leur père. Ils sont inquiets. Duchesneau s'est attaqué à la mafia, aux entrepreneurs véreux et aux politiciens corrompus. Ça lui fait beaucoup d'ennemis. Il a déjà reçu des menaces. «En avril ou mai 2010, un Italien, grand et gros, baraqué comme ça, est passé à côté de moi à l'hôtel Reine Elizabeth, raconte-t-il. Il m'a dit: "Fais attention, le milieu est dangereux."»

Sa femme est terrifiée par la couverture médiatique. «Quand le directeur général des élections m'a blanchi, ma famille voulait que je démissionne . Ils me disaient: "Tu te bats seul et on a sali ta réputation." Mais je voulais finir ce que j'avais commencé.»

Se sent-il menacé? Il répond qu'il n'a pas peur. Il refuse d'avoir peur. «J'en ai vu d'autres. J'étais sur la liste des cinq personnes à abattre de Mom Boucher, à côté du journaliste Michel Auger (qui a reçu six balles dans le dos le 13 septembre 2000).»

Il a été policier à Montréal pendant 32 ans. Il a arrêté un de ses patrons, Henri Marchessault, directeur de l'escouade des stupéfiants. C'était le 21 mars 1983. Marchessault était soupçonné de voler de la drogue dans la chambre forte de l'édifice de la police. C'est Duchesneau qui a mené l'enquête. «J'étais sergent-détective à l'époque. Le chef de police m'a fait venir. Quand il m'a dit qu'on soupçonnait Marchessault, j'ai été renversé. C'était comme si on m'avait annoncé que le pape avait une maîtresse.»

Marchessault a été pris en flagrant délit. Duchesneau l'a arrêté. «C'est moi qui lui ai passé les menottes. Je shakais comme ça. J'ai fait ça vite. J'avais peur qu'il ait une arme et qu'il tente de se suicider. Quand je l'ai embarqué dans l'auto pour le conduire au poste, il a pleuré tout le long.»

La mort du petit Maurice Viens l'a bouleversé. Un enfant de 4 ans. Battu, sodomisé. Assassiné.

Et Polytechnique. Le carnage de Marc Lépine. Lorsque Duchesneau est arrivé sur les lieux, son collègue Pierre Leclair s'est effondré dans ses bras. Il venait de voir le corps immobile de sa fille, allongé à côté de celui de Marc Lépine. Les deux morts.

Duchesneau avait commencé un doctorat à l'Université de Montréal. Après la tragédie de Polytechnique, il a eu un «blocage mental». «J'ai été incapable de remettre les pieds à l'université pendant cinq ou six ans.»

Alors l'Unité anticollusion... Dur, oui. «Mais j'ai vécu des choses bien plus difficiles.»

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Son plongeon en politique a été éprouvant. Une expérience douloureuse, humiliante.

En 1998, Duchesneau décide de se présenter comme candidat à la mairie de Montréal. Il démissionne de son poste de chef de police et il se lance tête baissée dans l'aventure. Il est perçu comme un héros qui va enfin débarrasser la Ville de Pierre Bourque. Mais la campagne électorale vire au désastre et la descente aux enfers est interminable. Lui, le héros qui devait sauver Montréal, fait élire trois conseillers. Bourque, le maire honni et méprisé, 39.

Je l'avais rencontré cinq mois après sa défaite. «Je ne pensais pas que j'allais devenir un déchet du jour au lendemain», m'avait-il confié. Il avait fait un bilan lucide de sa défaite. «Notre message était trop compliqué, trop confus. Mon entourage était parfois arrogant, le parti était mal organisé et l'opposition trop divisée. Ça tirait dans tous les sens.»

Aujourd'hui, plusieurs lui prêtent des ambitions politiques. Legault l'aurait pressenti. Ou le contraire. Bref, il se servirait de son rapport explosif pour se faire du capital politique.

«Jamais!», jure-t-il.

Les blessures de 1998 sont encore vives. Il n'a rien oublié. «Pendant 30 ans, comme policier, j'avais dit la vérité. Je devais dorénavant empaqueter la vérité. Pour moi, c'était une torture. Je ne veux plus faire de politique, c'est tellement clair pour moi.»

Si Duchesneau n'aime pas «empaqueter» la vérité, il n'aime pas non plus être contrôlé. Une vraie tête dure.

Il a rencontré le ministre des Transports, Pierre Moreau, quelques jours avant sa comparution devant la commission parlementaire. Le ministre a-t-il essayé d'influencer son témoignage, comme certains le prétendent?

Duchesneau grince des dents. «Si on avait essayé de m'encadrer, je me serais levé et je serais parti. Tout le monde l'a senti. Je peux être tellement bête, quand je veux!»

Oui, un dur, un tough, qui n'a pas peur de s'en prendre aux puissants de ce monde. Mais un dur qui tremblait comme une feuille quand il s'est présenté sur le plateau de Tout le monde en parle. «J'étais tellement nerveux, je pensais m'écrouler.»

***

Il défend son rapport bec et ongles. Certains lui ont reproché son manque de crédibilité, car il ne donne aucun nom. Le président de la puissante firme de génie-conseil SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, a levé le nez sur son rapport «peu étoffé» et «rempli d'allusions».

La réplique de Duchesneau est cinglante: «Sa firme a construit des prisons pour Kadhafi en Libye, il peut bien me faire la morale! Il peut se rhabiller!»

Il a participé à l'émission Tout le monde en parle avant de témoigner devant les députés, un affront au travail parlementaire, mais aussi un péché d'orgueil, car Duchesneau aime les caméras.

Mais il en a assez des feux de la rampe. Il a passé la semaine à témoigner et à donner des entrevues. Il veut rentrer dans ses terres, «disparaître dans son sous-marin», comme il aime le dire. Il ne restera pas longtemps à la tête de son unité, qui vient d'être avalée par l'UPAC, l'Unité permanente anticorruption, sur laquelle le premier ministre Charest fonde de grands espoirs et qui regroupe la quasi-totalité des enquêteurs du Québec. Elle est dirigée par un policier de carrière, Robert Lafrenière. Duchesneau n'est pas très optimiste.

«L'UPAC, C'est pas fort. Ils pensent police.

- Que voulez-vous dire?

- Il faut regarder le problème avec une lunette autre que policière et judiciaire. On oublie l'administratif. Et ce n'est pas un policier qui devrait être à la tête de l'UPAC, mais plutôt un juge à la retraite, comme John Gomery (qui a dirigé la commission d'enquête sur les commandites).»

Il veut se retirer, finir son doctorat. Il a terminé sa scolarité, réussi ses examens. Reste la thèse. Il a déjà écrit 400 pages. Pendant que l'auto franchit à vive allure le pont Jacques-Cartier, Duchesneau s'emballe. «Ma thèse porte sur le terrorisme aérien. Je remonte à 1930, mais le vrai terrorisme a commencé le 22 juin 1968...»

Et après la thèse? Il verra. Il a 62 ans et il n'a qu'une certitude: «Je suis un homme libre.»

Et il veut le rester.

Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca