(Rumford, Maine) Depuis la rentrée de 2022, six États américains ont rendu les lunchs dans les écoles gratuits pour tous les élèves, peu importe leur revenu familial. La Presse s’est rendue dans le Maine, où certains vont à l’école pour… manger.

Il est 9 h 30 et la cuisine de l’école secondaire Mountain Valley de Rumford se prépare à servir son deuxième déjeuner, celui dit « de la deuxième chance », pour ceux qui ont raté le premier, à 7 h 30.

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Le deuxième déjeuner de l’école secondaire Mountain Valley sera bientôt servi. On y propose notamment des beignets.

Quand la cloche sonne, environ 80 jeunes se servent dans les beignets et les danoises, pigent dans le grand frigo rempli de berlingots de lait.

À la caisse, ils entrent leur numéro d’identification personnel. Aucune facture ne sera envoyée à leurs parents. Ce sera la même chose le midi, mais aussi à la fin de la journée, pour ceux qui prendront le repas d’après les cours.

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Owen Sevigny et Jyrmal Yates, 17 ans

Owen Sevigny et Jyrmal Yates, 17 ans, sont au nombre des clients et parlent presque d’une seule voix, leurs danoises aux pommes dans les mains.

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À l’école secondaire, on offre des smoothies aux jeunes, qui en raffolent.

« On est fatigués après les premières périodes, on a besoin de manger », disent-ils en riant. Les garçons déjeunent et dînent à l’école chaque jour. Leur menu préféré : les grilled-cheese et la soupe aux tomates. Il y a aussi les smoothies frais, les sous-marins chauds au bœuf et au cheddar – locaux, bien entendu –, les pois chiches à l’indienne.

Manger gratuitement, sainement et local, quand c’est possible : dans les écoles du Maine, ça va de soi depuis que le programme universel de repas gratuits à l’école, mis en place en raison de la pandémie, a été pérennisé à la rentrée de 2022.

Trois élèves sur quatre sous le seuil de la pauvreté

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Les grandes cheminées de l’usine de pâtes et papiers de Rumford font partie intégrante du décor de la ville.

Rumford est loin de l’idée bucolique qu’on se fait de certaines bourgades du Maine. Les grandes cheminées de l’usine de pâtes et papiers dominent le paysage et crachent sans répit une fumée blanche. En parcourant la rue principale, ce sont des commerces fermés que l’on croise le plus souvent.

Le directeur de l’école Mountain Valley explique qu’environ trois de ses élèves sur quatre vivent sous le seuil de la pauvreté.

« C’est un milieu extrêmement rural », dit Tom Danylik.

Il vient du sud du Maine (« c’est un riche », dit à la blague une collègue), mais il a fait de Rumford sa ville d’adoption.

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Tom Danylik, directeur de la Mountain Valley High School, ne tarit pas d’éloges quand il parle de ses élèves. Ils sont « exceptionnels », dit-il.

Il y a beaucoup de pauvreté intergénérationnelle. Notre but, c’est d’aider les jeunes à casser ce cycle, si on peut.

Tom Danylik, directeur de l’école secondaire Mountain Valley

Quand les choses se déroulent « comme prévu », il ne se passe pas plus de deux heures et demie sans que les élèves aient accès à un repas.

Cette école a aussi un comptoir alimentaire où les élèves peuvent s’approvisionner en denrées à rapporter à la maison. Le directeur craignait que certains soient étiquetés si des amis les voyaient repartir avec des sacs de nourriture, mais Tom Danylik constate que ses craintes ne se sont pas avérées.

« Ils sont tellement nombreux à s’être retrouvés dans une telle situation », explique-t-il.

Aller à l’école pour manger

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Jeanne Lapointe, responsable de l’alimentation au district scolaire

Dans les circonstances, certains élèves viennent peut-être à l’école d’abord et avant tout pour manger. « À 7 h 30, il y a des jeunes qui n’ont pas soupé la veille, pour qui le dernier repas était avec nous », observe Jeanne Lapointe, responsable de l’alimentation au district scolaire.

C’est une véritable dynamo qui gère une équipe de 22 personnes et semble connaître tout le monde. Elle voit à l’élaboration des repas dans six écoles de la région et y met une attention hors du commun.

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Depuis que les déjeuners sont servis à deux heures différentes, les élèves sont deux fois plus nombreux à le prendre à l’école.

Les déjeuners à deux heures différentes à l’école secondaire, c’est son idée. C’est prouvé, dit-elle, que les ados ont faim plus tard dans la matinée. Les jeunes lui donnent raison : ils sont deux fois plus nombreux à déjeuner à l’école qu’avant.

Tantôt, Jeanne Lapointe parle de la pâte à pizza au blé entier, qui n’est pas tout à fait à son goût. Plus tard, elle déclare que la forme des danoises changera.

Ruée vers le melon d’eau

Caprices ? Pas du tout. Qu’ils soient riches ou pauvres, la nutritionniste veut que tous les enfants de son district scolaire dînent à l’école, tout le temps.

Ça commence à la prématernelle, donc. En ce vendredi midi, l’enseignante Kim Garneau arrive dans sa classe avec un chariot rempli de hamburgers au pain de blé entier, de concombres, de frites cuites au four.

Mais la vedette, ce midi-là, ce sont les melons d’eau, dont presque tous les petits s’emparent sans regarder ce qu’il y a sur leur plateau.

Sans ces repas gratuits, « plusieurs n’auraient pas un beau lunch, ou leurs parents peineraient à payer », dit Colleen Calden, technicienne en éducation spécialisée dans cette classe.

Dans la cafétéria où sont réunis les autres élèves de l’école primaire, tous mangent ensemble, jasent. Rares sont ceux qui ont apporté leur propre lunch, et s’ils l’ont fait, c’est souvent en raison d’allergies alimentaires.

Une ville qui change

À Rumford, les besoins sont nombreux. Attablé dans un Dunkin’ quasi vide, Matt Kaubris dit que la ville n’est plus ce qu’elle était.

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Matt Kaubris est président de l’organisme à but non lucratif Friends of the River Valley. Il a vu la ville changer de visage au fil des années, mais garde espoir d’un renouveau.

« Dans les années 1960 et 1970, la ville prospérait », relate ce natif de l’endroit.

Récemment retraité, il est président de l’organisme à but non lucratif Friends of the River Valley, qui vient en aide à la communauté en finançant la banque alimentaire et des projets scolaires.

De 3500 employés dans ses belles années, l’usine est passée à environ 600 employés. Les jeunes désertent la ville, souvent pour aller à Boston, observe Matt Kaubris. « On fait ce qu’on peut pour soutenir la communauté, plus particulièrement les enfants », ajoute-t-il.

À la banque alimentaire locale, l’Old School Food Pantry, on a vu le nombre d’usagers doubler au printemps dernier.

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Shannon Glover, directrice de la banque alimentaire Old School Food Pantry

Le prix de la nourriture a beaucoup augmenté, mais aussi le prix des loyers.

Shannon Glover, directrice de la banque alimentaire Old School Food Pantry

Aussi native de Rumford, Shannon Glover constate que les besoins de la communauté ont changé au fil des années, mais que le tissu social s’est resserré.

Pour elle, les repas gratuits pour tous sont une des meilleures mesures instaurées dans le Maine dans les dernières années.

« Quand j’étais jeune, on savait quels enfants avaient les lunchs gratuits, lesquels vivaient dans une situation de pauvreté. Maintenant, personne ne le sait. Chaque enfant a le droit de manger », dit cette mère de 12 enfants, dont trois d’âge scolaire.

Aplanir les différences : c’est le mantra qui revient dans la bouche de tous ceux qui parlent du programme de lunchs gratuits.

Y a-t-il eu des critiques, qui disent que l’école se substitue aux parents en nourrissant les enfants ? Très peu.

Dans le Maine, on ne voit déjà plus comment il pourrait en être autrement.

« En fait, je suis désolé pour ceux qui n’ont pas accès à ça », dit Tom Danylik, le directeur de l’école secondaire Mountain Valley.