Après le débat en anglais hier, c'est maintenant au tour du débat en français. Cette année, la formule est plus traditionnelle. Au lieu d'une table et de chaises, chaque chef est debout dans son lutrin. Dans chacun des six thèmes, on a choisi parmi les quelque 6000 questions envoyées par le public. Voici notre compte-rendu.

> Relisez le clavardage avec Judith Lachapelle



GOUVERNANCE

La coalition, version québécoise

Les conservateurs voulaient que l'élection porte sur la question suivante: élire un gouvernement majoritaire ou une coalition dite «broche-à-foin». La première question n'a pas dû leur déplaire. Elle porte sur la légitimité d'une coalition.

Or, contrairement aux autres Canadiens, les Québécois ne sont pas défavorables à une coalition. On le voit avec la première question. Un citoyen se demande si une coalition serait légitime, tout en rappelant qu'un tel gouvernement dirige présentement l'Autriche, l'Australie, la Belgique et quelques autres pays.

Les libéraux ont tenu encore une fois à se dissocier de ce qui est devenu un épouvantail. «Une coalition, c'est légitime, mais ce n'est pas ce que j'offre aux Canadiens» a répondu Michael Ignatieff.

Or, a lancé Gilles Duceppe, M. Ignatieff avait signé en 2008 une entente qui ouvrait la porte à une coalition entre le NPD et le Parti libéral, avec la caution du Bloc. «J'aimerais comprendre pourquoi vous avez changé d'idée?», lui a demandé le chef du Bloc.

M. Ignatieff a changé de sujet pour parler du choix «clair» qui se posera selon lui le 2 mai: un gouvernement conservateur ou libéral.

Jack Layton rejette ce choix binaire et répète qu'il existerait une troisième option, un gouvernement néo-démocrate.

Quant à M. Harper, il semblait un peu plus souriant qu'hier. Peut-être était-ce parce qu'il regardait ses adversaires s'entredéchirer sur la question. Il a insisté que le Canada avait besoin d'un gouvernement «stable et majoritaire».

Défenseurs et autres joueurs sur la glace

Qui peut former de façon réaliste le gouvernement? La question a ouvert la porte à quelques métaphores sportives. Le Bloc ne compte que des défenseurs dans son équipe, a raillé Jack Layton. «On a toujours eu plus de joueurs sur la glace (que le NPD)», a répondu du tac au tac Gilles Duceppe.

Jack Layton répète que le NPD pourrait former le gouvernement. Loufoque, rétorque le chef du Bloc. Ni le Bloc ni le NPD pourrait gagner les élections, croit-il. «Moi je le sais. Lui il le sait. Mais moi je le dis. Lui ne le dit pas».

L'ÉCONOMIE ET LES DÉPENSES

Les quatre chefs ont ensuite été interrogés sur l'économie et le marché de l'emploi. Une femme de 53 ans, sans emploi, a demandé aux leaders ce qu'ils entendaient faire pour favoriser la baisse du chômage, notamment chez les personnes de plus de 50 ans.

Pour le Premier ministre sortant Stephen Harper, la réponse est simple: pour assurer la reprise économique, les impôts et taxes des entreprises doivent être baissés. «Soyons clairs: il y a encore trop de chômage au Canada malgré notre bilan qui est l'un des meilleurs au monde», a-t-il asséné, soulignant du même coup que sous son mandat, pas moins de 105 000 emplois ont été créés.

Des priorités économiques contestées

Jack Layton, qui ouvrait avec M. Harper les réponses à cette question, a vertement critiqué les réductions d'impôts consenties par le gouvernement conservateur aux grandes entreprises. «Vous avez décidé de réduire les impôts aux grandes entreprises au lieu d'aider la création d'emploi», a lancé le leader du NPD à M. Harper.

Michael Ignatieff a quant à lui répété ses critiques à l'encontre des priorités des conservateurs lors de leur dernier mandat: avions F35, constructions de prisons. «Il faut faire du développement économique régional», a-t-il plaidé. Stephen Harper s'est défendu d'avoir négligé les régions, et particulièrement l'industrie forestière.

Le déficit de la caisse de l'assurance emploi a suscité un vif échange entre Gilles Duceppe et Stephen Harper. «C'est 10 milliards que vous prenez directement de la caisse, à même les poches des travailleurs», a jeté M. Duceppe à M. Harper. «Ca se vérifie dans votre budget, c'est écrit noir sur blanc», a insisté M. Duceppe.

Réduire les impôts ou non

La question de l'augmentation des impôts et taxes a suscité également des divisions. Le parti libéral s'y oppose, les conservateurs y sont favorables, les néo-démocrates jugent que le fardeau économique pèse encore trop lourd sur les épaules des citoyens. «Pour M. Harper, c'est une réduction d'impôt pour les mieux nantis, mais nous, nous avons d'autres priorités», a dit M. Layton.

Pour un nouveau pont Champlain

Enfin, les chefs ont clos le chapitre en précisant leur position sur le pont Champlain. Comme il l'a annoncé la semaine dernière, Michael Ignatieff a promis à nouveau la construction d'un nouveau pont. Une proposition également secondée par Jack Layton, qui estime également que les infrastructures du Canada devraient bénéficier de nouveaux investissements.

Bien que «toutes les options restent sur la table», Stephen Harper a glissé qu'il ne souhaitait pas détourner des fonds des régions au profit des métropoles. «On ne joue pas avec la sécurité des gens», a tranché quant à lui Gilles Duceppe.

VALEURS: L'AMÉRICANISATION DU CANADA?

Une question portant sur l'inspiration républicaine de certaines politiques canadiennes a entraîné des débats animés entre Stephen Harper et les autres chefs.

Ce segment était le théâtre d'un face à face entre Stephen Harper et le chef libéral, Michael Ignatieff. La température a monté au terme de l'échange de six minutes, lorsque les deux chefs sont revenus sur la condamnation pour outrage au Parlement qui a entraîné la chute du gouvernement Harper.

«Vous, M. Ignatieff, avez décidé de poursuivre une motion d'outrage, c'est une motion partisane adoptée par les trois autres partis pour déclencher des élections», a lancé M. Harper.  

- C'est une question de respect fondamental pour la démocratie parlementaire, M. Harper! Vous parlez comme si c'était un petit inconvénient à la démocratie parlementaire. Non! C'est fondamental à la démocratie que nous respectons tous. Vous avez été jugés coupable d'outrage au Parlement!» a répondu M. Ignatieff.

- Nous sommes tous des démocrates...

- Il faut le prouver! Il faut le prouver! J'aimerais avoir la preuve de cela!

- Nous favorisons la concentration sur l'économie du pays et pas sur les chicanes sur l'économie de notre pays et pas sur les chicanes d'un Parlement minoritaire. C'est ça, la différence, ici.

- Ce n'étaient pas des chicanes! C'était sur un jugement formel du président de la Chambre!

- Ce n'était pas un jugement formel!

La question posée par Liliane Plamondon était: «Plusieurs valeurs prônées au Canada me semblent venir directement des Républicains aux États-Unis.»

«Jusqu'où irez-vous dans l'américanisation du Canada.»

Comme la veille lors du débat anglais, des sujets comme le registre des armes à feu, l'approche du gouvernement fédéral face à la justice criminelle et le respect des institutions démocratiques ont montré le clivage entre les positions du chef conservateur et celles de ses adversaires.

Le chef du NPD, Jack Layton, a affirmé que les valeurs du Parti conservateur en matière de criminalité étaient directement importées des États-Unis. Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a pour sa part affirmé que d'avoir plus d'armes en circulation et plus de gens en prison était un «cocktail dangereux».

M. Duceppe a attaqué son adversaire conservateur de front à la fin de la quinzaine de minutes allouées à cette portion du débat: «Là où vous devriez être plus sévère, c'est dans votre propre cabinet», a lancé le chef bloquiste à l'attention de M. Harper, faisant allusion à la récente controverse impliquant Bruce Carson, un ancien proche conseiller du premier ministre.

«Vous êtes capables de vérifier quiconque participe à vos assemblées. Mais vous n'êtes pas capable de vérifier l'identité d'un chef de cabinet adjoint. Vous voulez me faire croire ça? je vous le dis les yeux dans les yeux: je ne vous crois pas.»

POLITIQUES SOCIALES

Comment aider la classe moyenne?

M. Côté, un citoyen de la «belle ville de Québec», se demande comment les candidats peuvent aider la classe moyenne. La question a ouvert la porte à un débat sur une multitude de sujets: la lutte à la pauvreté, le logement social, les autochtones, le respect des compétences provinciales et le prix de l'essence.

Pour aider la classe moyenne, Gilles Duceppe, Jack Layton et Michael Ignatieff ont plus parlé de justice distributive que de création de richesse. Le traité avec le Panama sur l'évasion fiscale est «honteux», a regretté M. Duceppe. Le Bloc dénonce aussi la gestion de la caisse d'assurance emploi et demande de réinjecter les surplus de la SCHL dans le logement social.

Il faut plafonner les taux d'intérêt des cartes de crédit et renforcer le Régime des pensions du Canada, a répondu Jack Layton.

Michael Ignatieff a quant à lui vanté une des mesures principales du nouveau livre rouge libéral, le passeport d'apprentissage. «Je peux vous livrer tout cela sans hausser vos taxes», a-t-il assuré. Il promet de poursuivre après 2014 la progression de 6% des transferts aux provinces en santé.

Une hausse «minimale», juge Gilles Duceppe. Le Bloc craint que le fédéral n'empiète dans les compétences provinciales. «Ils n'administrent pas un seul hôpital, mais ils voudraient nous dire quoi faire. C'est la mentalité d'Ottawa Knows Best».

Stephen Harper affirme qu'il travaillera avec les provinces tout en respectant leurs champs de compétence.

Les chefs ont essayé d'utiliser des exemples personnels pour montrer leur implication et leur connaissance de la réalité québécoise. M. Harper a raconté que sa famille et lui n'utilisent que le système de santé public.

Michael Ignatieff a quant à lui parlé de «Chloé Saint-Pierre», en voulant référer à l'artiste Chloé Sainte-Marie.

LE QUÉBEC DANS LE CANADA

Quelle place doit occuper le Québec dans le Canada? La cinquième question de la soirée a ravivé les échanges d'abord entre le Premier ministre sortant et le leader du Bloc québécois. Sans surprise, Stephen Harper a vanté le bilan de son gouvernement en la matière: reconnaissance de la nation québécoise, entente avec Old Harry, et siège négocié à l'UNESCO.

Gilles Duceppe n'a pas manqué d'attraper cette balle au bond. «Le Québec n'a pas le choix de se tenir debout à l'UNESCO, il n'a pas de siège!», a-t-il lancé avec véhémence. «Si M. Harper veut reconnaître la nation québécoise, il devrait cesser de vouloir envoyer les valeurs mobilières à Toronto contre l'avis unanime de l'assemblée nationale!»

Autre dossier sensible pour le Bloc, l'application de la loi 101 dans les institutions fédérales au Québec, un point qui n'a pas été repris par les leaders des partis fédéralistes. «Nous favorisons une nation québécoise au sein d'un Canada uni», a répété Stephen Harper.

En se joignant au débat, Michael Ignatieff et Jack Layton ont tous deux insisté sur leur attachement au Québec: les parents du chef du parti Libéral y sont enterrés tandis que le chef du NPD y est né. Jack Layton a souligné les propositions faites par le NPD, et notamment celle d'imposer le bilinguisme aux juges de la Cour suprême, une proposition bloquée par le Sénat.

Gilles Duceppe n'a toutefois pas manqué de rappeler quelques vieux dossiers à ses opposants. «Le Québec, vous l'aimez, mais j'aimerais que vous le prouviez», a-t-il lancé à M. Ignatieff.

Le chef libéral a tenté de répondre que les Québécois sont préoccupés par d'autres questions que celle du rapatriement de la constitution. Las, Gilles Duceppe a rappelé que Pierre Eliott Trudeau lui-même avait sous-estimé, en 1976, les aspirations souverainistes du Québec.

En retrait pendant une partie des échanges, un sourire aux lèvres, Stephen Harper est revenu dans l'arène, s'adressant aux spectateurs. «Imaginez mesdames et messieurs un gouvernement minoritaire et ces trois partis autour», a-t-il glissé. La priorité actuelle est à la création d'emplois et la reprise économique, croit le chef conservateur.

AFFAIRES ÉTRANGÈRES: ARMÉE OFFENSIVE, GAGDETS COûTEUX?

Pour la deuxième fois e deux soirs, Stephen Harper a refusé de détailler le coût des avions militaires F-35. Cette transaction avec la compagnie Lockheed Martin pourrait atteindre plusieurs dizaines de milliards de dollars.

«Ce qu'il nous dit, lui, c'est: on ne doit pas annuler le contrat des avions», a lancé le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, en parlant de Stephen Harper.

«Donc il y a un contrat. Ça, c'est une certitude. S'il y a un contrat, j'imagine qu'il y a des chiffres, dans ce contrat. Alors là, il y a tout un débat. Est-ce que c'est 75 millions$ par avion, comme vous le dites? Est-ce que c'est 128, comme M. Page l'a dit? Est-ce que c'est 133 ou 150 comme deux experts américains le disent?»

«S'il y a un contrat, rendez-le public, ce contrat. Que l'on sache. C'est de l'argent des contribuables.»

Le chef conservateur a refusé d'entrer dans ces détails. «Les chiffres sont clairs. Ils ont été défendus et expliqués par nos experts militaires et par notre industrie.»

Or, les chiffres avancés par le gouvernement Harper ont entre autres été mis en doute par le directeur parlementaire du budget, Kevin Page, qui a affirmé dans un récent rapport que la transaction pourrait atteindre 30 milliards de dollars pour 65 appareils, soit le double que ce qui avait été annoncé.

Il y a quelques jours, M. Harper a indiqué que le contrat signé par son gouvernement protégeait le pays contre les hausses de coûts pour la conception de cet avion.

La question à laquelle les chefs devaient répondre portait sur la nécessité pour le Canada d'avoir une «armée offensive avec des bateaux et des avions de plusieurs milliards de dollars».

Le segment a entre autres été l'occasion pour le chef libéral, Michael Ignatieff, et celui du NPD, Jack Layton, de débattre de leur vision respective de la mission du Canada en Afghanistan. Le NPD s'y oppose et réclame depuis longtemps le retrait des troupes canadiennes. Le Parti libéral croit qu'au contraire elles devraient rester au-delà de la fin de la mission de combat cette année pour faire de la formation.

Confronté par Jack Layton, M. Ignatieff a défendu sa position avec énergie. «Mais oui j'ai appuyé la mission en Afghanistan, avec fierté! Parce que c'était pour protéger les civils! Pour ancrer la démocratie», a-t-il lancé.