« Je ne me suis jamais fait regarder de même de toute ma vie. »

Charlotte, 22 ans, n’oubliera jamais le regard fixe et insistant des détenus de Bordeaux. Elle n’oubliera pas non plus le son de ces petits clickers que les détenus activent pour avertir les autres de la présence d’un garde qui arrive. Un coup d’œil dans une cellule ? « Un détenu, debout sur le lit, qui fixe le mur. »

Dans l’aile « gang de rue » de la prison, l’accueil des visiteurs a été glacial, relate Carolane, elle aussi âgée de 22 ans. Le leader des détenus, qui étaient tous rassemblés dans la salle commune, a demandé qui étaient ces visiteurs. Quand on l’a informé qu’ils étaient policiers, « vous auriez dû lui voir la face changer », relate Carolane.

Le regard qu’il nous a lancé… c’était vraiment intimidant.

Carolane, recrue du SPVM

Carolane et Loïc, 27 ans, ont aussi eu un choc en voyant les murs tapissés d’excréments dans l’aile d’isolement de la prison, communément appelée « le trou ». « Et il y a des gens qui restent là pendant 72 heures ! », s’exclame Carolane. « En général, c’est lourd, l’atmosphère. Les grillages, les barreaux, les portes qui claquent… c’est quelque chose. J’étais content de sortir de là à la fin de la journée », ajoute Loïc.

Audrey-Maude et Simon ont assisté en direct à une tentative de livraison de drogue par drone. « On venait d’arriver, et un drone a droppé des stups dans la cour. Il y a eu des fouilles à nu. On a envoyé des détenus en isolement. Ça a brassé », raconte Audrey-Maude.

Serrer la main à un détenu pédophile, affronter les petits commentaires des agresseurs sexuels… Les deux jeunes ont été confrontés à leurs limites. « On se sent comme un petit morceau de viande », dit Audrey-Maude.

La Presse n’a pas pu accompagner les recrues à Bordeaux. Le ministère de la Sécurité publique nous a refusé l’accès à la prison, l’une des plus vieilles au Canada, où les conditions de vie sont notoirement difficiles.

Mais en temps normal, les policiers n’ont pas non plus accès à l’établissement de détention. Ils laissent toujours les prévenus à la porte. « C’est un privilège pour vous de rentrer là », résume Nadiah Smith, conseillère en formation et développement organisationnel au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

La prison de Bordeaux n’est pas le seul endroit où les recrues se sont retrouvées face à l’hostilité au cours de leurs cinq semaines d’immersion. « [Dans une maison de transition], quand ils ont annoncé aux gens qu’on allait être là le lendemain, ça a pété. Ils ont été obligés de contrôler ça pendant une soirée », relate Cédric, 26 ans. Mais parfois, l’agressivité envers les policiers s’est pointée dans des endroits… plus surprenants.

All cops are bastards

Simon, 21 ans, a d’abord eu du mal à discerner la nature du tatouage sur le bras de l’intervenante, qui œuvre à l’école pour autistes À pas de géant. Et puis, il a fini par le distinguer clairement : une tête de cochon, surmontée d’un képi, bordée par l’acronyme ACAB. All cops are bastards. Simon a été choqué. « J’ai ressenti un malaise. Les enfants ont ça dans la face à longueur de journée ! »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Près d’une douzaine de recrues du SPVM sont allées faire une journée d’immersion à l’école pour jeunes autistes À pas de géant.

Les recrues qui sont passées à l’école À pas de géant ont toutes décrit de façon très positive leur expérience à l’école pour enfants autistes. L’expérience leur a permis de mieux comprendre les comportements des jeunes autistes, et la façon de procéder s’ils avaient à interpeller une personne vivant avec un tel trouble. Toutes ont loué l’incroyable travail accompli par le personnel avec cette clientèle difficile (voir le dernier onglet).

Cependant, le tatouage de cette intervenante leur a laissé un mauvais souvenir.

Elle ne nous a jamais adressé la parole. Elle se tenait loin, elle ne voulait rien savoir… Si elle nous dépeint comme des monstres, c’est sûr que les enfants vont avoir peur de nous.

Alexandrine, recrue de 26 ans

La coordonnatrice du centre de ressource et de formation scolaire de l’établissement, Marla Cables, a tenu à dissocier complètement son organisme du message véhiculé par ce tatouage. Elle s’est dite très heureuse de participer au programme immersion, une initiative très porteuse. « Avec ce programme, non seulement on explique l’autisme aux policiers, mais ils le vivent, dans une classe, avec nos élèves. »

« Elle nous fusillait du regard »

« Tu ne te demandes jamais si le problème, il n’est pas au bout du fil ? » La femme qui s’adresse aux recrues est, depuis des années, travailleuse de rue auprès des sans-abri. Elle a plongé les jeunes, en visite à La Maison du Père, dans une simulation de son cru : les policiers reçoivent l’appel d’un citoyen concernant un sans-abri qui quête dans le quartier.

« Qu’allez-vous faire ? » Les jeunes policiers ont répondu qu’ils se rendraient sur place, pour parler au sans-abri. Qu’ils allaient lui expliquer qu’il y avait eu des plaintes, qu’il contrevenait au règlement municipal. Mais au final, a dit Audrey-Maude, il se peut que le sans-abri écope d’une amende.

Et c’est là que la travailleuse de rue a posé sa question. Plaçant les policiers devant le fait que, oui, peut-être que la personne itinérante a fait l’objet de plaintes et contrevient au règlement. Mais l’appelant pourrait-il, lui aussi, faire preuve d’intolérance ? Est-il réellement utile de donner une contravention à un sans-abri ? Pourraient-ils utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour ignorer cette plainte ?

Cette rencontre a secoué les recrues. « Elle nous fusillait du regard », relate Magalie, 22 ans. « J’ai un scoop pour vous. Ce n’est pas tout le monde qui nous aime », rétorque l’agent d’attraction et d’intégration à la fonction policière Mathieu Farley, l’un des huit policiers affectés au programme immersion.

Des non-dits qui parlent fort

Dans certains organismes, les recrues étaient les seuls Blancs sur place. « Moi, je vois plein de vidéos sur les réseaux sociaux, les policiers ne sont pas gentils avec la communauté et ça me fait peur », leur a lancé une jeune Noire de 12 ans.

Même scénario à l’Accueil Bonneau, « une place pas trop pro-police », résume Étienne. Lors du passage des jeunes recrues, les policiers du poste de quartier ont été appelés sur place : ils ont dû maîtriser un homme qui s’en prenait à un autre pour une place à la cafétéria. Ils sont intervenus à plusieurs agents.

Par la suite, les jeunes se sont fait questionner par les intervenants, qui trouvaient que la police avait surréagi. « On a essayé de leur expliquer notre rôle. Ça a duré une grosse heure », dit Charlie.

Et parfois, ce sont les non-dits qui parlaient le plus. Jérémie, 24 ans, a vu cet employé d’un organisme communautaire reculer physiquement de deux pas lorsqu’il lui a dit qu’il était policier. « Mais à la fin de la journée, il m’a serré la main », raconte le jeune.

Après s’être fait dire que l’organisme jeunesse qu’ils visitaient ce jour-là avait de très bonnes relations avec la police, deux recrues ont vu l’intervenant implorer la journaliste de ne pas citer son nom dans un éventuel article.

« Si mon nom est dans le journal avec le mot SPVM, les gens vont mal interpréter et penser que je parle à la police. Et mon travail ici va devenir impossible. »