Le suspect, un grand gars vêtu d’un manteau kaki, sort de sa voiture d’un pas décidé, s’élançant vers le 47, rue Bosco. Puis, il change d’avis, retourne à sa voiture, en sort un fusil de chasse. Et il fonce. Il est en violation des conditions. À l’intérieur, il y a son ex-conjointe, victime de violence conjugale.

« Lâche ton gun ! », hurle Étienne, qui vient tout juste d’arriver à bord de la voiture de police. Étienne, 22 ans et deux mois d’expérience au sein du corps de police de Châteauguay, n’a eu que 30 secondes pour réagir. Non-respect de conditions, violence conjugale, une arme, un suspect qui ne répond pas : Étienne fait ce qu’il doit faire. Il sort son arme de service. Et tire.

  • Les nouveaux policiers tirent sur un homme en non-respect des conditions qui se dirige vers le domicile de son ex-conjointe. Dans quelques semaines, les armes qu’ils utiliseront seront réelles.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Les nouveaux policiers tirent sur un homme en non-respect des conditions qui se dirige vers le domicile de son ex-conjointe. Dans quelques semaines, les armes qu’ils utiliseront seront réelles.

  • Si le drame qui s'est joué au 47, rue Bosco était fictif, pour les recrues qui ont vécu ce scénario, ça paraissait bien réel.

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    Si le drame qui s'est joué au 47, rue Bosco était fictif, pour les recrues qui ont vécu ce scénario, ça paraissait bien réel.

  • Ici, le scénario simule une intervention auprès d’un homme qui se dit harcelé par son ex-conjointe. L’homme finit par se désorganiser et menace les policiers.

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    Ici, le scénario simule une intervention auprès d’un homme qui se dit harcelé par son ex-conjointe. L’homme finit par se désorganiser et menace les policiers.

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Non, le 47, rue Bosco n’existe pas, et le suspect au manteau kaki était un comédien. Mais pour les recrues qui ont vécu ce scénario lors des trois semaines de formation en emploi de la force qui ont précédé l’immersion sur le terrain, ça paraissait bien réel. Après tout, dans quelques semaines, Étienne sera vraiment en service dans l’un des postes de quartier à Montréal. Et son arme ne sera pas jaune vif, comme celle qu’il porte aujourd’hui. Elle tirera de vraies balles.

Le suspect a été touché par les balles d’Étienne. D’autres recrues ont réagi trop tard. L’ex-conjoint violent, armé d’un fusil, est parvenu à pénétrer à l’intérieur du 47, rue Bosco. Un coup de fusil, son funeste, a retenti de l’intérieur du faux appartement aux murs en contreplaqué.

S’il était réellement survenu, cet évènement ferait la manchette des journaux. Un autre féminicide. Le policier qui aurait réagi trop tard serait peut-être blâmé. Et serait très certainement marqué par cet évènement.

Le centre de formation

Nous sommes au Centre intégré de formation du SPVM. Niché au beau milieu d’un quartier industriel, le centre reproduit certains des lieux où les policiers auront à intervenir. Un vaste espace a été transformé en un faux quadrilatère, avec des arbres de carton-pâte, des noms de rue et des adresses derrière des murs de contreplaqué. À l’intérieur, de vrais meubles, qui reproduisent des logements typiques. À l’étage du centre, il y a aussi un « dépanneur » et une « pizzeria ».

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Le centre de formation du SPVM permet aux recrues de s’entraîner dans un décor qui calque des lieux où elles devront intervenir réellement une fois sur le terrain.

Au cours de ces trois semaines, les recrues ont vécu entre ces murs 22 scénarios d’emploi de la force différents. Tous ces scénarios sont inspirés de vrais appels reçus au SPVM, et aussi d’années de recommandations formulées à l’endroit des corps de police par les coroners.

C’est quoi, ça, l’emploi de la force ? Écoutons comment le formateur Alphonse Nguyen explique la chose aux recrues. « C’est utiliser seulement la force nécessaire. Notre but, c’est de faire le moins mal possible. Notre société nous prête temporairement les pouvoirs pour protéger la société. On vous donne beaucoup de pouvoir, respectez ce qu’on vous donne comme cadre légal. »

Scénario 1 : devant « la grosse police »

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Deux recrues en séance de rétroaction avec un formateur

Le premier scénario, nouveau dans le programme, est un « scénario inversé ». Les recrues jouent le rôle du citoyen, et elles font face à des agents qui jouent parfaitement le rôle de « la grosse police ». Lunettes de soleil sur le nez, café à la main, les deux agents-comédiens débarquent nonchalamment de leur véhicule. « Bon, qu’est-ce qui se passe ici ? », demande la fausse policière, l’air blasé. Les faux policiers ne font pas grand-chose pour aider les « citoyens », qui se sont fait attaquer dans la rue. L’un d’eux est blessé.

Les recrues sont unanimement scandalisées. « Qu’est-ce qu’on fait avec des policiers de même ? », demandent les formateurs dans la séance de rétroaction. « Une plainte ! », lance Adèle.

Scénario 2 : l’art de la « désescalade »

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Le concept de « désescalade » est mis en pratique dans ce scénario qui implique un sans-abri qui vient d’être victime d’une collision.

Dès ce premier jour de formation, on montre aux policiers la liste des gens abattus par la police au cours des 10 dernières années. Ils sont tous là : Mario Hamel, Alain Magloire, Pierre Coriolan. Les formateurs insistent sur le concept de « désescalade » : en arrivant sur les lieux d’un appel où la personne est en crise, possiblement armée, le policier doit tout tenter pour calmer verbalement la personne à l’aide de techniques qu’on enseigne aux recrues.

Comme dans ce scénario, où un sans-abri à vélo s’est fait heurter par une voiture et arpente la rue, tout énervé, un cadenas de vélo à la main. Ou cet autre « appel », où une femme veut porter plainte pour harcèlement contre son ex-conjoint, et finit par hurler après les policiers en empoignant un couteau.

Les recrues se tirent généralement bien de ce genre d’exercice, constate le chef formateur Mathieu Labelle. « Je vois que tu vis des moments difficiles. Tu as besoin de soutien. Mais si tu as un couteau, je ne peux pas t’aider », lance Charlie, 22 ans, à la femme au couteau. Le ton de voix du jeune est parfaitement calme. Il est posé, rassurant, empathique. Mais il a tout de même son arme pointée sur la femme.

Après de longues minutes de palabres, la femme accepte de déposer son couteau. Charlie baisse son arme. En rétroaction, le formateur Éric Lefebvre le félicite. « Tu es tombé rapidement en mode désescalade. Tu aurais pu baisser ton arme. Ça aurait aidé le contact. Mais tu as quand même un couteau dans la face. Il ne faut pas rengainer. »

Scénario 3 : l’encerclement

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Certains scénarios, comme celui mettant en scène un bébé, ont touché plusieurs recrues.

Plusieurs recrues ont été secouées par certains scénarios. Dans l’un d’entre eux, une victime de violence conjugale appelle la police car son conjoint est dans l’appartement avec leur bébé. Le policier qui intervient est seul. Dans l’appartement, outre le père, il y a deux autres hommes.

« Comme policier, tu veux aller chercher le bébé », explique le formateur Francis Provençal. C’est ce que la plupart des recrues ont fait. Elles se sont retrouvées encerclées par les trois hommes. « Et au moment où la recrue voit qu’elle ne va pas gagner contre trois hommes, poursuit M. Provençal, on arrête le scénario. »

« Je me suis senti complètement pris par surprise », avoue Étienne. « Je ne suis pas entré dans la pièce, mais je regardais le bébé… j’ai trouvé ça très dur. J’ai un filleul de cet âge-là », ajoute Charlie.

Scénario 4 : changement de culture

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Lors de certains exercices de maîtrise des suspects, on a abordé le comportement d’un policier qui fait face à un collègue qui dépasse les bornes.

Mais le scénario le plus symbolique de l’impact que le chef Fady Dagher espère avoir avec son programme d’immersion est probablement survenu dès la première semaine de formation. Sophie, 23 ans, est jumelée avec une autre recrue, nettement plus âgée que les autres. Étienne a 52 ans. Il est de retour au SPVM, où il a passé 18 ans, après un intermède professionnel en finances.

Ce matin-là, Étienne et Sophie doivent donc interpeller un prévenu récalcitrant et le menotter alors qu’il est couché au sol. Sophie l’ignore, mais Étienne a eu la consigne de se comporter en policier qui dépasse clairement les bornes. Il parle rudement au suspect, lui donne des coups dans les côtes, et à un moment, son genou se retrouve bien près du cou du prévenu.

Le formateur doit interrompre le scénario. « Sophie, est-ce que tu trouves qu’Étienne se comporte correctement ? » La jeune fille répond tout de suite par la négative. « Si notre partenaire va là, il faut prendre le contrôle de l’intervention, martèle le formateur Tze Tzen Chow. Peu importe votre date d’entrée au SPVM. »

À quel point est-il réaliste pour Sophie de s’imposer ainsi auprès d’un collègue plus âgé ? « Ce genre de comportement, c’est une chose qu’on ne veut pas voir. Et le simple fait d’être en train de faire une opération avec un partenaire qui utilise un excès de force, si tu ne fais rien, tu peux être accusé. Tu n’as pas le choix d’intervenir », résume le chef formateur Mathieu Labelle.

Avec tout le programme d’immersion, c’est ce changement de culture que le chef Dagher veut renforcer dans l’organisation. Lors de la cérémonie de prestation de serment des recrues, son message est limpide. « Ce n’est pas parce que la personne dans la voiture a 10 ans d’expérience de plus que vous qu’elle a toujours raison. Prenez votre place. »