(Québec) Malgré des débuts prometteurs, l’avenir du modèle de protection de la jeunesse d’Opitciwan dépendra en partie de la Cour suprême. La décision du plus haut tribunal du pays sera déterminante pour l’ensemble des communautés qui veulent s’inspirer des Atikamekw.

La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (loi C-92) reconnaît le droit des Autochtones à déterminer leurs pratiques en matière de services de protection de l’enfance. C’est « une voie royale » pour les communautés qui aspirent à s’affranchir de la DPJ, selon l’ex-vice-président de la commission Laurent, André Lebon.

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André Lebon, ex-vice-président de la commission Laurent

Le seul bémol, c’est que Québec la conteste. Il y a comme un moratoire et quand ce sera statué, je peux vous dire que la grande majorité, pour ne pas dire la totalité des Premières Nations […] voudront se prévaloir de C-92.

André Lebon, ex-vice-président de la commission Laurent

Au Québec, neuf communautés autochtones, dont les Innus d’Uashat mak Mani-utenam, près de Sept-Îles, ont déposé un avis d’intention d’adopter leur propre loi en vertu de la loi C-92. La Presse avait visité en 2020 la communauté alors qu’un vent de révolte y soufflait contre la DPJ.

Depuis des années, les autorités autochtones déplorent que les pratiques de la DPJ soient inadéquates et discriminatoires.

Lisez « Vent de révolte des Innus contre la DPJ » Lisez « Un premier pas vers un projet de loi innu »

La loi du gouvernement Trudeau, qui est entrée en vigueur en janvier 2020, a rapidement été contestée par le gouvernement de François Legault, qui plaide que la législation fédérale empiète sur sa compétence, les services sociaux relevant exclusivement de la province.

Québec a été débouté en partie devant la Cour d’appel, qui a statué qu’Ottawa n’outrepasse pas ses pouvoirs, sauf pour deux dispositions de C-92. Les principes généraux de la loi « sont compatibles » avec la législation québécoise, concluait le tribunal en février 2022. Québec s’adresse maintenant à la Cour suprême.

Le gouvernement Legault en fait essentiellement une bataille constitutionnelle, mais s’oppose aussi au fait que la loi fédérale « affirme le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones ». Dans son plaidoyer devant la Cour d’appel, il indique que C-92 « ursupe le rôle des tribunaux et crée unilatéralement un troisième ordre de gouvernement au Canada ».

Le choix du gouvernement Legault de contester la loi fédérale a d’ailleurs jeté un froid dans ses relations avec l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador.

Lisez « Québec s’adresse à la Cour suprême »

La décision du plus haut tribunal du pays est attendue en début d’année. S’il tranche en faveur de Québec, est-ce qu’Opitciwan conservera ses pleins pouvoirs ? C’est une question en suspens. Entre-temps, la législation fédérale s’applique.

« VERS L’AUTODÉTERMINATION »

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Une éducatrice s’occupe des enfants au CPE d’Opitciwan.

Pour l’heure, Québec peut déléguer certains pouvoirs en matière de protection de la jeunesse aux communautés autochtones en vertu de l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse.

Or, la loi fédérale va beaucoup plus loin. « C-92 permet à une communauté de prendre en main ses propres décisions. En fait, c’est une loi vers l’autodétermination », illustre M. Lebon.

Opitciwan avait amorcé des démarches pour conclure une entente avec Québec en vertu de la loi québécoise. C’est ce qui explique que la communauté ait été rapidement prête à recourir plutôt à loi fédérale.

Les conclusions de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (commission Laurent) ont d’ailleurs attisé la discorde entre Québec et les Premières Nations.

Le rapport recommandait en effet de donner aux communautés le pouvoir de « choisir la formule qui leur convient », soit de se prévaloir de C-92 ou de conclure une entente en vertu de la loi québécoise. Québec n’a pas voulu aller plus loin lors de la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse.

En commission parlementaire, le ministre Lionel Carmant avait soulevé des préoccupations à l’égard des enfants autochtones qui vivent hors communauté. Il évoquait le « risque » de la multiplication de lois autochtones distinctes qui pourrait compliquer les interventions en milieu urbain.

« Il y a une zone grise », convient M. Lebon.

À Opitciwan, une table tripartite composée de la protection sociale atikamekw, du CIUSSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de celui de la Mauricie et du Centre-du-Québec se réunit une fois par mois « pour travailler les corridors de collaboration », ont indiqué les deux établissements.

Quelque 600 Atikamekw d’Opitciwan vivent hors communauté, en Mauricie et au Lac-Saint-Jean.

Les ministres Ian Lafrenière (responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit) et Lionel Carmant (responsable des Services sociaux) ont refusé de nous accorder une entrevue dans le cadre de ce reportage, en raison de la décision attendue de la Cour suprême.

Leurs cabinets ont indiqué que Québec allait continuer de « collaborer » avec la communauté d’Opitciwan.

André Lebon appelle d’ailleurs les communautés à progresser vers leur autonomie en matière de protection de l’enfance de façon « graduelle » en s’assurant d’avoir les ressources pour l’atteindre.

« C’est ma plus grande inquiétude », dit-il. « Je pense que beaucoup d’objecteurs, dont le Québec, vont regarder ça aller et que si, disons, un an plus tard, le projet n’avance pas ou qu’il y a des failles […] je vous le prédis, ils vont dire que [les communautés] ne sont pas capables de s’assumer. »