Les démantèlements des campements de sans-abri doivent cesser, estiment plusieurs expertes. Elles expliquent pourquoi.

« Un filet social devenu trop mince »

La jurisprudence canadienne est claire : les campements ne devraient pas être démantelés si le ministère de la Santé et des Services sociaux et les villes ne sont pas en mesure d’offrir un toit à leurs occupants, note la doyenne et professeure titulaire à la section de droit civil de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa Marie-Ève Sylvestre. Dans une société aussi riche que la nôtre, les tribunaux sont devenus le dernier rempart contre la « déshumanisation dont sont victimes les personnes en situation d’itinérance et de pauvreté », observe-t-elle, « en raison d’un filet social devenu trop mince ». Dès 2008, la Cour supérieure de la Colombie-Britannique reconnaissait que les villes ne pouvaient pas par règlement interdire aux personnes en situation d’itinérance de s’abriter la nuit afin de protéger leur vie et leur sécurité lorsqu’elles n’étaient pas en mesure d’offrir un nombre suffisant de places de refuge.

Des conditions de vie indignes

La moindre des choses lorsque l’État n’est pas en mesure d’offrir des refuges, des logements abordables, c’est qu’il ne les empêche pas de se protéger, ont déterminé de récentes décisions judiciaires au Québec, résume la doyenne de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Marie-Ève Sylvestre.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA

Marie-Ève Sylvestre, doyenne et professeure titulaire à la section de droit civil de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa

Dans ce contexte, les villes ont le devoir d’offrir des services de base comme l’accès à de l’eau potable, à des lieux sanitaires et à des génératrices pour prévenir l’utilisation de bougies ou de gaz inflammables à leurs résidants dans les campements, plaide la juriste. « Dans certaines villes, on offre des alternatives qui ne sont vraiment pas réalistes », poursuit l’experte. À Gatineau, par exemple, le CISSS a proposé une halte chaleur où les gens peuvent aller se réchauffer à tour de rôle durant 30 minutes. « Ce n’est pas comme ça qu’on arrive à dormir », lance la professeure de droit. Les autorités auraient tout intérêt à davantage consulter les principaux intéressés pour mieux connaître leurs besoins, conclut Mme Sylvestre.

Manque de cohérence

La professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal Sue-Ann Macdonald dénonce « un manque de cohérence » au pays ; « chaque région, chaque municipalité » adoptant « sa réponse » à la crise. Des villes comme Halifax ont une approche « plus douce, dans l’acceptation sociale », raconte la chercheuse.

Le maire d’Halifax parle des gens qui vivent dans des campements dans des parcs urbains comme des citoyens qui ont des droits.

Sue-Ann Macdonald, professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal

« Une approche » à l’opposé de celle de Montréal, estime Mme Macdonald, qui, quoi qu’en disent ses dirigeants, est davantage dans la répression. À Halifax, des services sanitaires leur sont offerts, dont des toilettes. La Ville leur a distribué des tentes. Les parcs sont propres et les familles continuent de les fréquenter. « Ceux qui vivent dans les campements ne sont pas vus comme des gens qui dérangent. Je n’ai pas senti de tension sociale, de peur ou de méconnaissance de la réalité de vivre dans un campement comme on sent ici [à Montréal] ». La défenseure fédérale du logement, Marie-Josée Houle, cite aussi cette ville des Maritimes en exemple.

Stop aux démantèlements

Aux yeux de la défenseure fédérale du logement, Marie-Josée Houle, les démantèlements de campements ne fonctionnent pas : « Cela met des vies en danger. »

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Marie-Josée Houle, défenseure fédérale du logement

Il faut stopper cette façon « déshumanisante » d’intervenir et plutôt améliorer le quotidien de leurs résidants en leur offrant des services de base, lance-t-elle en entrevue avec La Presse, faisant écho aux conclusions de la première partie de son rapport sur la question publiées en octobre dernier. La force qui est utilisée pour démanteler les campements cause beaucoup plus de tort que de bien, souligne celle qui a rencontré des résidants des campements à Calgary, Montréal, Saskatoon, Toronto, Vancouver et Winnipeg pour faire ce rapport.

Un système « brisé »

« Notre système de logement est brisé », lâche la défenseure fédérale du logement, et les campements en sont les « manifestations physiques ». Les municipalités doivent être mieux soutenues par le fédéral et le provincial pour régler cette crise, plaide-t-elle. Ce n’est pas le temps de blâmer tel ou tel politicien, croit Mme Houle, « il y a des vies humaines en jeu ». Ce n’est plus l’itinérance qu’on a connue il y a 30 ans, où des gens avaient plus de possibilités. « Aujourd’hui, c’est un choix parmi le manque de choix », explique la candidate au doctorat en santé communautaire à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke Caroline Leblanc.

Sans généraliser, il faut dire que plusieurs personnes qui habitent la rue veulent avoir accès à des logements.

Caroline Leblanc, candidate au doctorat en santé communautaire à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke

La chercheuse étudie les « oppressions auxquelles les personnes en situation d’itinérance sont confrontées en période hivernale ».

Un ministre de l’Itinérance réclamé

Vu l’ampleur de la crise, Québec devrait nommer un ministre de l’Itinérance, croit la candidate au doctorat en santé communautaire à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke Caroline Leblanc. « Au sein même du gouvernement du Québec, on se lance déjà la balle entre les différents ministères. Un moment donné, il faudrait centraliser davantage parce que c’est une crise majeure, lance l’experte. Si on continue à juste opter pour le statu quo, ça va finir qu’il va y avoir des morts qu’on aurait pu éviter, puis des souffrances qui pourraient être allégées. » Il n’y a pas une solution miracle qui répond aux besoins de tous : il faut innover en offrant des solutions adaptées aux besoins spécifiques des gens qui ont des animaux, de ceux qui sont en couple, des personnes issues de la diversité du genre, des gens avec des handicaps, des personnes âgées, énumère l’experte.