(Ottawa) Sally Lane devait se rendre dans le nord-est de la Syrie en mai dernier pour rapatrier son fils, Jack Letts, soupçonné d’être un djihadiste. Le projet est tombé à l’eau, la Cour d’appel fédérale ayant infirmé une décision exigeant du gouvernement canadien qu’il le ramène au pays.

Ce qu’il faut savoir

  • Un groupe de Canadiens se rendra dans le nord-est de la Syrie en août pour évaluer les conditions de détention de possibles djihadistes canadiens.
  • La Cour d’appel fédérale a donné raison au gouvernement, qui a contesté l’ordre de rapatrier quatre Canadiens coincés dans la région.
  • La mère de l’un d’entre eux, surnommé « Jihadi Jack » par les médias britanniques, réclame que son fils rentre au Canada pour y avoir un procès.

Elle a décidé de ne pas se joindre à une délégation qui doit s’envoler en août prochain à destination de la région autonome contrôlée par les forces kurdes pour visiter les camps de détention où croupissent son fils et trois autres Canadiens.

« Les chances qu’on puisse le rapatrier sont minces. Je ne peux pas m’imaginer aller là-bas et le laisser là. Ça me briserait le cœur, et ça le briserait, lui », confie celle dont le fils a été affublé du sobriquet « Jihadi Jack » par les journaux britanniques.

Ce n’est de toute manière pas l’objectif de la mission humanitaire dont fera notamment partie l’ancien secrétaire général d’Amnistie internationale anglophone au Canada Alex Neve.

« Il y a une inquiétude par rapport à la situation des hommes qui sont en prison. On en sait peu sur les conditions dans lesquelles ils vivent, sauf le fait qu’ils n’ont été accusés de rien et qu’ils n’ont eu droit à aucun procès », explique-t-il au téléphone.

Vers la Cour suprême

L’avocat Lawrence Greenspon, qui représente les Canadiens, ne sera pas du voyage. Il se consacrera plutôt à la rédaction de la demande d’autorisation d’appel qu’il présentera à la Cour suprême du Canada.

« J’espère qu’ils accepteront d’entendre la cause ; c’est d’intérêt national », plaide-t-il.

Il cherchera à faire infirmer la décision de la Cour d’appel fédérale. Le tribunal a cassé, le 31 mai dernier, une décision du juge de la Cour fédérale Henry Brown qui ordonnait à Ottawa de rapatrier les Canadiens soupçonnés d’être d’anciens combattants du groupe État islamique.

Car le Canada « n’est pas responsable de la présence des intimés dans le nord-est de la Syrie, ne les a pas empêchés d’entrer au Canada et n’a pas causé ni prolongé la fâcheuse situation dans laquelle ils se trouvent », y tranche le juge David Stratas.

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Jack Letts, qui est soupçonné d’être un djihadiste, est détenu en Syrie.

« Les intimés, en raison de leur conduite, et les personnes à l’étranger qui les gardent sous leur emprise sont seuls responsables de la situation », ajoute le magistrat dans le jugement auquel ses deux collègues ont souscrit.

La dernière fois que Sally Lane a eu un signe de vie de son fils Jack Letts, c’était dans une lettre rédigée en septembre 2021, reçue en mai 2022. « La Croix-Rouge n’a plus le droit de visiter les prisons depuis l’émeute de janvier 2022 à Hassaké1 », dit-elle en soupirant.

« Le gouvernement canadien ne peut même pas me dire si Jack est encore en vie », dit la femme. Elle reste convaincue de l’innocence de son fils canado-britannique, déchu de sa citoyenneté en 2019 par le Royaume-Uni, au grand dam du Canada.

Un sort différent

Il a fallu que le fédéral fasse l’objet d’une poursuite – Boloh (pour Bring Our Loved Ones Home, ou Ramenez nos proches à la maison) – pour accepter le retour au bercail de six femmes et de leurs 13 enfants coincés en Syrie.

Dans le cas des hommes, Ottawa n’a pas plié.

« Pourtant, il n’y a pas plus de preuves contre les hommes que contre les femmes. Et les conditions dans lesquelles ils sont depuis plus de cinq ans sont bien pires », souligne MGreenspon.

Rapatrier les hommes, je présume que ça exposerait les libéraux à des attaques, on les accuserait d’être mous avec les terroristes. Il y a un volet politique là-dedans ; ce n’est pas une cause qui attire la sympathie.

Alex Neve, ancien secrétaire général d’Amnistie internationale anglophone au Canada

Or, la perception ne devrait pas avoir le dessus sur le droit à un procès juste et équitable, insiste celui qui est professionnel en résidence à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

« Ils ne font pas face à la justice. Tout ce à quoi ils font face, c’est de sérieuses violations des droits de la personne », déplore Alex Neve, qui sera accompagné dans ce périple syrien de la sénatrice Kim Pate et d’un ancien ambassadeur, Scott Heatherington.

Un procès en bonne et due forme, c’est ce que réclament depuis des années Sally Lane et son mari John Letts pour leur fils qui a maintenant 27 ans. « Nous voulons qu’il puisse présenter sa version des faits. C’est ce qu’on lui refuse », lâche la mère.

Des dizaines de milliers d’étrangers coincés

L’épineux dossier des rapatriements n’est pas unique au Canada. En décembre dernier, Human Rights Watch estimait à plus de 42 400 le nombre d’étrangers soupçonnés de liens avec le groupe État islamique qui restent abandonnés par leurs pays respectifs dans des camps et des prisons du nord-est de la Syrie.

La région est contrôlée par l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, « entité non étatique, qui ne s’estime pas liée par les conventions et traités internationaux sur les droits de la personne, les relations internationales ou le libre passage des diplomates », selon la Cour d’appel fédérale.

1. Consultez l'article « En Syrie, l’État islamique se renforce en attaquant une prison à Hassaké »