Une sentence extrêmement contraignante rendue par le Tribunal d’arbitrage du Québec, en avril dernier, tente de mettre fin une fois pour toutes à un mécanisme de recrutement syndical par lequel les débardeurs du port de Montréal privilégient l’embauche de membres de leur famille et assurent à leur descendance un emploi dans les six chiffres dès leur majorité.

« Il va de soi qu’éradiquer une pratique érigée en système n’est pas simple », souligne l’arbitre Nathalie Faucher dans sa décision de 28 pages. Une « preuve accablante » montre que la façon de faire du syndicat, qui représente 1350 travailleurs, « annihile toute chance d’emploi pour une personne ne disposant pas de lien familial avec un débardeur », ajoute-t-elle. Elle y dicte une marche à suivre très précise au puissant Syndicat des débardeurs du port de Montréal pour éliminer cette forme de népotisme illégale, mais profondément ancrée.

Fait inusité, la sentence désigne l’ancienne commissaire de la Commission d’enquête sur la Sûreté du Québec (commission Poitras), Me Louise Viau, responsable de s’assurer que le syndicat crée un nouveau mécanisme de référencement exempt de népotisme. Me Viau « possède une connaissance du travail de débardeur et du travail effectué au port de Montréal » pour avoir déjà agi à titre d’arbitre dans des litiges opposant le syndicat et l’employeur, l’Association des employeurs maritimes (AEM), justifie la sentence arbitrale.

« Je n’ai jamais vu ça, lance Alain Barré, professeur retraité de relations industrielles de l’Université Laval. C’est un encadrement blindé, qui peut ressembler à une forme de tutelle, mais c’est surtout une façon de dire que le syndicat ne peut pas continuer à violer la Loi canadienne des droits de la personne. »

Le Syndicat des débardeurs SCFP, local 375, n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue pour ce dossier.

« Que des candidats référés par le syndicat »

La pratique est historique. Depuis les années 1980, en vertu d’une clause inscrite dans la convention collective, l’AEM « ne considère que les candidats qui lui sont référés par le Syndicat » pour l’embauche de nouveaux travailleurs. Seuls critères de recrutement prévus : être majeur, être titulaire d’un diplôme de 5e secondaire, d’un permis de conduire et avoir un casier judiciaire vierge.

Le mécanisme syndical prévoit que chaque débardeur actif peut désigner un candidat de son choix sur une liste inaccessible au public.

« Aucun curriculum vitæ n’est exigé » et aucune question n’est posée « au sujet de l’expérience professionnelle du candidat », souligne l’arbitre Nathalie Faucher.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Depuis les années 1980, en vertu d’une clause inscrite dans la convention collective, l’AEM « ne considère que les candidats qui lui sont référés par le Syndicat » pour l’embauche de nouveaux travailleurs.

En 2015, après une grève illégale déclenchée par les débardeurs autour de cet enjeu, lors de laquelle des « gestes d’intimidation et de violence [ont été commis] par les membres du syndicat », le syndicat a fini par accepter que 50 % de l’embauche soit effectuée directement par l’AEM à la suite d’un affichage dans les centres d’emploi et dans les journaux.

L’autre portion de 50 % du recrutement provient, encore à ce jour, de la liste syndicale.

En 2021, « pas moins de 48 candidats sur 50 » inscrits sur une liste de candidats que le syndicat a fournie à l’AEM avaient un lien de parenté directe avec un membre du syndicat, montrent les documents judiciaires.

Des enfants inscrits dès leur naissance

Deux listes caviardées consultées par La Presse contenaient même des dizaines de noms d’enfants mineurs, dont certains avaient à peine 1 an. Une des listes, datée de 2018, contenait 82 candidats mineurs sur 448 noms. L’autre, datant de 2005, en contenait 52 sur 140.

Trois débardeurs qui ont accepté de nous parler sous le couvert de l’anonymat, par crainte de représailles du syndicat ou de leurs confrères, affirment que beaucoup de syndiqués inscrivent leurs enfants sur la liste dès leur naissance pour leur assurer un emploi bien rémunéré à leur majorité.

« Il a aussi été établi que, parfois, les salariés échangent leur rang entre eux si leur candidat n’est pas prêt » ou s’il « n’a pas encore atteint l’âge minimal lorsque son tour arrive », souligne la sentence arbitrale.

20 000 $ pour une place

« Il y a toujours eu beaucoup de magouille autour de la liste », affirme un débardeur fraîchement retraité, qui refuse de révéler son nom par crainte de représailles du syndicat et de ses ex-collègues. « Ce sont des jobs où tu peux faire facilement autour de 100 000 $ par année dès tes premières années, si tu te montres très disponible. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Beaucoup de syndiqués inscrivent leurs enfants sur la liste dès leur naissance pour leur assurer un emploi bien rémunéré à leur majorité.

En incluant le régime de retraite entièrement payé par l’employeur et les heures rémunérées à taux et demi et à taux double, la rémunération globale moyenne des débardeurs du port de Montréal atteignait 144 000 $ par année en 2018, selon un document diffusé par l’AEM. L’horaire est cependant très exigeant et totalement imprévisible. Les travailleurs doivent être disponibles 24 heures sur 24 pendant trois semaines d’affilée. Ils doivent signaler chaque jour leur disponibilité par téléphone, ou « faire la seine », dans le jargon, pour connaître les besoins de main-d’œuvre et les affectations qui fluctuent au gré de l’arrivée des navires.

Quatre personnes qui travaillent au port de Montréal nous ont affirmé que l’inscription d’un nom sur la liste syndicale pouvait se monnayer.

« Avant, si tu n’avais pas de parenté dans le syndicat, il fallait que tu paies pour entrer. Personnellement, je me suis fait offrir 20 000 $ par une personne qui voulait avoir son nom sur la liste. J’ai préféré mettre le nom d’un ami, un père de famille, qui a fini par ne pas prendre l’emploi quand il a reçu l’appel », précise-t-il.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

La rémunération globale moyenne des débardeurs du port de Montréal atteignait 144 000 $ par année en 2018.

« Je connais un gars qui achetait des rangs 15 000 $, dit un autre débardeur, qui a accepté de nous parler aux mêmes conditions. Pour les recrues, c’est un bon deal, ça te prend un an ou deux pour rentrer dans ton argent », estime-t-il.

Ce n’est pas d’hier que l’AEM tente de mettre fin à ce mécanisme d’embauche contrôlé par le syndicat, « qui donne lieu à des pratiques discutables » mais qui demeure malgré tout « très rare au Canada », selon Alain Barré.

La culture du « bord de l’eau »

Étienne Martel, qui a consacré son mémoire de maîtrise en histoire appliquée à l’UQAM à la culture des débardeurs, croit que le népotisme chez ces travailleurs fait partie de ce qu’il appelle la « culture du bord de l’eau ».

Avant les années 1970, les débardeurs étaient à la merci des walkers, les grands contremaîtres, qui avaient le pouvoir absolu sur l’embauche et l’organisation du travail. Sans aucune sécurité d’emploi, les débardeurs devaient « seiner » chaque jour sur les quais pour trouver de l’ouvrage. Les équipes de travail – appelées family gangs – étaient souvent composées de membres d’une même famille. Quand l’organisation du travail s’est mécanisée, que la sécurité d’emploi s’est installée et que les salaires ont augmenté sous l’influence du syndicalisme, ils ont voulu perpétuer le modèle, explique M. Martel.

« C’est une culture semblable à celle des gitans, empreinte d’une forme de combat perpétuel. Ils se considèrent comme des exclus, des incompris, et cherchent à conserver un mode de vie traditionnel où il y a le “nous” et le “eux”. Ils vont tout faire pour court-circuiter les paliers décisionnels qui tentent de les rendre moins homogènes », affirme l’historien.

Femmes et « minorités visibles »

En 2006, une première décision du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) a ébranlé cette tradition, en obligeant le « Comité de la liste » à inscrire des noms de femmes et de « minorités visibles » à chaque dizaine de rangs d’ancienneté, afin d’assurer un mécanisme d’embauche « juste et non discriminatoire ».

Une lettre d’entente montre cependant que les candidats et candidates devaient alors payer 250 $ au Syndicat des débardeurs pour y inscrire leurs noms. Les postes ouverts n’étaient affichés que dans les salles de repos et dans les salles de formation de l’AEM, des lieux qui « ne sont pas accessibles au public en général », souligne la décision rendue par l’arbitre Nathalie Faucher.

« Plusieurs, voire la majorité, des candidats » inscrits sur la liste syndicale n’ont toujours « aucune expérience de travail pertinente à l’emploi de débardeur », souligne une première décision arbitrale rendue en 2022, qui donnait 15 jours au syndicat pour rencontrer l’employeur et corriger la situation.

Devant l’inaction du syndicat, l’arbitre Nathalie Faucher a pris les grands moyens et ordonné au syndicat, en mai dernier, d’élaborer un mécanisme de recrutement « sans frais ni condition cachée », « exempt d’obstacles directs ou indirects » qui empêchent le public d’accéder à ces emplois bien rémunérés.

« Nous sommes évidemment satisfaits des décisions arbitrales qui ont été rendues dans le dossier du népotisme », a affirmé l’AEM dans une déclaration transmise à La Presse par courriel. La mise en place de ces solutions « prend malheureusement énormément de temps », ajoute l’employeur, puisque le bureau syndical doit faire appel à des « experts externes » pour se conformer.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

« Plusieurs, voire la majorité, des candidats » inscrits sur la liste syndicale, n’ont toujours « aucune expérience de travail pertinente à l’emploi de débardeur », souligne une première décision arbitrale rendue en 2022.

Le nouveau processus devra faire l’objet d’un suivi pendant deux ans par l’avocate Louise Viau, à titre de tierce partie indépendante, dont les frais et honoraires « sont à la charge du syndicat », souligne la sentence arbitrale.

« Il ne suffit pas d’ordonner au syndicat de cesser cette pratique, car une telle mesure risque d’être éventuellement contournée tant dans son essence que dans son esprit », justifie l’arbitre Nathalie Faucher.

Le Port de Montréal en chiffres

  • 100 milliards en valeur de marchandise par année
  • Plus de 2000 navires y accostent chaque année.
  • Jusqu’à 2500 camions par jour y circulent
  • 60 à 80 convois ferroviaire par semaine
  • 5 terminaux à conteneurs – 1,03 millions de conteneurs y ont transigé en 2022
  • 2 terminaux de vrac solide – 8,2 millions de tonnes de marchandises solides en vrac en 2022
  • 6 terminaux de vrac liquide – 13 millions de tonnes de vrac liquide en 2022

Source : Administration portuaire de Montréal