Ce n’était pas la première fois que Julia, l’aînée de la fratrie, dénonçait ce qu’elle vivait. Au début des années 2000, sous l’impulsion d’une belle-mère qui avait découvert l’inceste familial, la jeune fille de 13 ans avait raconté son histoire aux policiers.

La procureure Louise Blais a été assignée au dossier, à l’époque, pour le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). « La nouvelle conjointe avait des doutes et elle a été très habile, elle l’a fait parler. Puis, elle est allée au poste avec la petite », raconte Mme Blais, aujourd’hui retraitée. Cette conjointe était d’origine française. Elle a dû retourner dans son pays d’origine pour régulariser ses papiers.

« Elle voulait revenir pour protéger les enfants. Le père lui a dit : si tu veux revenir, tu dois retirer ta plainte. Alors elle l’a fait. Elle a dit qu’elle avait tout inventé. Et la petite aussi. » La procureure s’est retrouvée dans une situation impossible : une jeune fille de 13 ans, fragile, dont elle croyait le témoignage, mais qui ne tiendrait pas le coup pendant un procès.

Je ne pouvais pas autoriser une plainte. Il y avait un doute raisonnable. Les contradictions étaient énormes.

Louise Blais, procureure à la retraite

Après cette divulgation, Julia n’est jamais retournée à la maison. Elle a été placée. Avant la dénonciation de leur sœur, les deux autres filles de la fratrie ignoraient qu’elle se faisait agresser par leur père. « Je me suis longtemps demandé : est-ce que j’aurais pu le savoir ? C’était impossible. Le seul gros red flag que j’aurais dû comprendre, c’est qu’il dormait toujours avec elle. On ne s’est jamais questionnés. On s’est dit : c’est parce qu’on est pauvres », raconte Marie.

Quelque temps plus tard, le petit frère, Vincent, a lui aussi été placé par la DPJ. Il avait des épisodes de violence à l’école, c’était un enfant très problématique. C’est ce que le père a plaidé quand les services sociaux lui ont retiré la garde. « Mon frère était très turbulent, mon père a été capable de tourner ça comme : c’est un enfant difficile, qu’il ne pouvait plus s’en occuper. Mais en fait, il faisait juste reproduire ce qu’il voyait à la maison… », dit Marie.

Et les deux autres filles ? Elles sont restées avec le père. Marie et Alicia étaient des premières de classe. Leur père les battait en prenant bien garde de ne pas leur faire de bleus trop apparents. Et surtout, les deux fillettes étaient bien trop terrorisées pour raconter ce qu’elles vivaient.

« Je me souviens d’une rencontre à l’école, j’avais été sortie de ma classe, relate Alicia. J’avais honte, j’étais en 5e année, la rencontre a duré 5 ou 10 minutes. J’étais très fermée. On voulait tellement paraître normales, j’avais peur que si je parlais, la police allait venir. Il ne fallait pas faire de vagues. »

Il y en a eu, des signalements. Mon père était bon pour nous faire peur : s’il y a une madame qui vient, tout est beau. C’était notre cocon. Si pire que c’était, on ne voulait pas le perdre… Même quand ma sœur plus vieille est partie, j’avais 13 ans, la DPJ m’a demandé ce qui se passait à la maison, j’ai répondu que tout était beau.

Marie

« On n’a jamais compris pourquoi ils ont retiré Julia et Vincent… mais pas Alicia et moi, ajoute-t-elle. Avant la rencontre avec la DPJ, notre père pleurait, il nous a dit qu’il nous aimait, on n’avait jamais entendu ça. Il a dit qu’il avait peur d’aller en prison. On venait de perdre une sœur et un frère… quand on est allés à la réunion, on n’a rien dit. »

Autre difficulté pour le suivi du dossier par les services sociaux : la famille déménageait constamment, pratiquement tous les ans. « La DPJ, ils ne se parlaient pas entre les différents secteurs. Les transferts de dossiers sont très compliqués, il fallait réactiver de nouvelles plaintes », explique Marie.

Après s’être vu retirer la garde de deux de ses enfants, le père a fini par fuir aux États-Unis avec ses deux autres filles. Pendant 18 mois, ils ont vécu dans une maison qui abritait une commune issue d’anciens et actuels membres de la secte des Enfants de Dieu. « Pendant six mois, on n’est pas allées à l’école, raconte Alicia. On a mendié à temps plein. Sur le coin de la rue, avec des gros buckets rouges, sur les terre-pleins dans les boulevards. »