Deux chercheurs montréalais demandent qu’on revoie notre façon de calculer la somme minimale à allouer à l’alimentation en y ajoutant un élément clé : la décence.

Statistique Canada nous a appris mardi que, malgré le taux d’inflation qui fléchit, les prix des aliments restent élevés. Avec une inflation alimentaire de plus de 9 % en juin, de nombreuses personnes doivent (encore) compresser la part du budget consacrée à l’alimentation.

« Il faut arrêter de voir l’alimentation comme quelque chose de compressible et qui est toujours le minimum », maintient le sociologue Jean-Philippe Laperrière, directeur chez Concertation en sécurité alimentaire de Saint-Léonard. Il signe une étude sur le sujet avec sa collègue Mylène Thériault.

« On ne veut pas imposer un recalcul de tout, dit-il. Ce qu’on veut dire, c’est qu’aujourd’hui, il faut peut-être redonner plus de place à l’alimentation. C’est important pour la santé, mais c’est important aussi pour la santé mentale et la santé identitaire. »

Les chercheurs proposent un nouvel indicateur, le Budget alimentaire décent, qui prendrait en compte les spécificités ethnoculturelles liées à l’alimentation, voire une idée de plaisir et de saveur qui est naturellement évacuée lorsqu’il est question de sécurité alimentaire en situation de survie.

Un Kraft Dinner, c’est correct. On peut en manger. Mais est-ce qu’on peut se faire aussi un vrai macaroni au fromage ? Est-ce que c’est fou de se dire que, ce soir, on mange un macaroni avec des produits du Québec ?

Jean-Philippe Laperrière, directeur chez Concertation en sécurité alimentaire

Selon des calculs souvent utilisés, la somme minimale que l’on doit consacrer à l’alimentation oscille autour de 10 $ par jour, par personne.

C’est tout à fait possible, disent les deux chercheurs, mais ça n’a pas de bon sens à moyen terme, voire à court terme.

Car pour arriver à ce total, jour après jour, il faut tout cuisiner, sans avoir accès à des ingrédients locaux ou bios, souvent trop chers. À moins de les récupérer par un programme d’aide, ce qui est toujours possible, mais qui demande un effort supplémentaire.

Il faut également mettre une croix sur les produits qui donnent un peu de répit dans la cuisine, comme une viande déjà marinée ou un poulet rôti, car leur prix est aussi trop élevé.

Même achetée sans artifice, la viande se fait de plus en plus rare dans les paniers des familles ayant de plus faibles revenus, parce que’elle est trop chère. Pour quelques jours, les substitutions peuvent être un exercice créatif agréable ; à longueur d’année, c’est stressant, disent les chercheurs.

« Ça prend à peu près le double du minimum [établi autour de 10 $] pour être capable de faire des choix », dit Jean-Philippe Laperrière, qui enseigne le cours Nourrir la ville depuis 12 ans à l’UQAM.

Car l’alimentation la moins chère possible est inévitablement générique. « C’est le riz le plus banal et la farine la plus banale. »

Du simple au double

Le Panier de provisions nutritif du gouvernement canadien et le Dispensaire diététique de Montréal calculent la somme minimale qui doit être dépensée pour une alimentation saine. Le Dispensaire fait l’exercice depuis plus de 70 ans. Avec le contexte actuel, l’outil a été ajusté et est devenu en début d’année le Panier à provisions nutritif et économique. On estime qu’il faut au moins 8,70 $ pour une personne qui veut bien se nourrir – avec des variables selon la situation de chacun.

« Pour boucler un budget alimentaire hebdomadaire de 250 $, il faut que les foyers fassent des sacrifices dans leurs goûts personnels au point de devoir renoncer à certains éléments clés de leur répertoire culinaire », peut-on lire dans le rapport.

Jean-Philippe Laperrière et Mylène Thériault calculent que c’est plutôt 18,96 $ qu’il faudrait consacrer au budget alimentation quotidien.

Tous deux travaillent dans le milieu communautaire et c’est là qu’ils ont décidé de tester leurs idées.

Une trentaine de consommateurs ont participé à leur projet ; leurs revenus annuels étaient de 15 000 $ à 80 000 $.

Cela leur a permis de confirmer que les gens moins nantis consacrent une part plus importante de leur budget à l’alimentation, plus de 30 % dans leur échantillonnage. Les personnes ayant des revenus plus faibles dépensent 16,12 $ en moyenne en alimentation par jour, selon les données recueillies au printemps 2022.

« On voit que sur le terrain, même les personnes les moins nanties dépensent plus que 10 $ par jour, précise Mylène Thériault. Ce chiffre-là n’est pas réaliste. »

Le risque, disent-ils, est qu’en utilisant toujours des indicateurs qui définissent le strict minimum, cela devienne une norme établie et acceptable.

L’étude intitulée Émergence d’un nouvel indicateur pour un budget alimentaire décent des foyers québécois est publiée dans la revue Organisations & Territoires.

« On s’est raccrochés au mot “décent”, car il rappelle la dignité, dit Jean-Philippe Laperrière. On parle souvent du viable, mais il faut savoir qu’on nourrit deux choses quand on mange : le corps, mais aussi l’imaginaire et l’identité. »

En savoir plus
  • 13 000 $
    Il en faudrait pratiquement 13 000 $ par année, au minimum, pour le budget épicerie d’une famille de quatre, une augmentation de 15 % en une année, de l’été 2021 à 2022.
    source : Dispensaire diététique de Montréal.