Les 25 à 44 ans changent d’emploi en moyenne tous les 5,5 ans. Ça n’a pas toujours été ainsi. Mais la dernière génération à avoir consacré sa vie entière à une seule entreprise aura bientôt quitté le marché du travail pour de bon. La Presse a fait le tour du Québec pour rencontrer des travailleurs qui éprouvent encore du plaisir au boulot malgré une cinquantaine d’années d’ancienneté. Cette semaine : Réjean Gagné et Alain Nolet, employés de l’abattoir de Vallée-Jonction

Alain Nolet

69 ans
Âge à l’embauche : 17 ans
Date d’entrée en fonction : 26 avril 1971
Poste actuel : formateur depuis une vingtaine d’années
Famille : 2 enfants et 6 petits-enfants
Lieu de résidence : Saint-Odilon-de-Cranbourne

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Alain Nolet

Réjean Gagné

68 ans
Âge à l’embauche : 17 ans
Date d’entrée en fonction : 22 mars 1972
Poste actuel : réception des animaux depuis une quarantaine d’années
Famille : 4 enfants et 10 petits-enfants
Lieu de résidence : Saint-Joseph-de-Beauce

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Réjean Gagné

L’usine d’abattage en bref

Lieu : Vallée-Jonction, dans Chaudière-Appalaches
Inauguration : 1965
Activités : abattage et découpe de bœuf, veau et porc (au départ). Aujourd’hui : porc seulement.
Propriétaires successifs : Turcotte & Turmel, Québec Poultry, Coop fédérée, Olymel

Travailler de bon cœur

Alain Nolet travaille dans le même abattoir depuis si longtemps qu’à son embauche, il gagnait 1,375 $ l’heure. Ce tarif à trois décimales était celui des hommes célibataires. Ceux qui étaient mariés gagnaient 1,50 $. Son confrère Réjean Gagné y est entré un an après, en 1972. Les deux Beaucerons étaient alors des adolescents de 17 ans qui vivaient chez leurs parents. Aujourd’hui grands-parents, ils aiment encore leur boulot et ne rêvent pas de retraite.

« Quand je suis en congé un dimanche, je m’ennuie », me raconte Réjean Gagné, qui explique ce sentiment par la routine, l’habitude. Il a beau avoir 68 ans, plus de 51 ans d’ancienneté et être « bourré d’arthrite », il travaille encore tous les dimanches. De bon cœur.

Après cinq décennies de boîtes à lunch, il n’a pas hâte de dîner à la maison tous les midis.

Depuis quelques années, il se paie toutefois le « luxe » de travailler seulement trois jours par semaine, puisqu’il a droit au Régime des rentes du Québec, m’explique-t-il. Son confrère Alain Nolet, qui compte 52 ans d’ancienneté, est aussi tombé à trois jours au milieu de la soixantaine. Mais il passe ses étés à tondre des gazons et des haies pour une cinquantaine de clients.

Attablés dans un restaurant avec les montres et les plaques commémoratives reçues au fil des décennies, les deux hommes me racontent en détail leur première journée dans l’abattoir de Vallée-Jonction. Celui-là même qui a fait les manchettes en 2021 lors de la grève, et de nouveau le printemps dernier quand sa fermeture définitive a été annoncée par Olymel.

Alain Nolet travaillait dans une boulangerie, où il gagnait 90 cents l’heure. Son patron lui avait suggéré de se trouver un autre travail, car il n’aurait bientôt plus besoin de ses services. Il a postulé à l’abattoir. Un jour, vers 11 h 30, sa mère s’est présentée à la boulangerie pour lui annoncer qu’il avait été embauché. « Tu commences à 1 h ! » Oui, l’après-midi même !

Le jeune homme de Saint-Odilon a passé ses premières heures à « pousser des lards frettes attachés à un rail ». Il n’était pas certain d’aimer ça, mais 52 ans plus tard, il peut se targuer d’avoir occupé à peu près tous les postes. La multitude d’étapes entre la réception des animaux et l’emballage des pièces de viande prêtes à la vente n’ont plus aucun secret pour lui.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Alain Nolet montre l’attestation de reconnaissance pour ses 50 ans dans l’entreprise.

À l’approche de ses 70 ans, Alain Nolet est aujourd’hui formateur. Ce rôle auprès des jeunes de la relève et des travailleurs étrangers temporaires, venus d’Afrique pour la plupart, le fait sentir « utile », ce qu’il trouve « bien plaisant ».

À ses côtés, Réjean Gagné me montre une casquette bleue avec le logo de Turcotte & Turmel, du nom des premiers propriétaires de l’abattoir ouvert en 1965. Ses yeux s’illuminent quand il parle de la fierté qu’il a ressentie d’être embauché par cet employeur de choix.

Avant de travailler dans la viande, l’adolescent faisait du fromage.

C’était sept jours sur sept. C’étaient des journées de 10, 12, 15 heures. J’avais 100 $ net par semaine. On n’avait pas d’heures pour commencer ni pour finir. On pouvait commencer à 7 h le matin et finir à 10 h le soir. Ça dépendait de la température parce que le fromage, c’est délicat à faire.

Réjean Gagné

Dès qu’il en a eu la chance, Réjean Gagné a préféré entrer à l’abattoir, ce qui n’était possible que pour ceux qui avaient un contact à l’interne. Les conditions de travail étaient bonnes, les semaines moins longues, les heures supplémentaires fréquentes payées en conséquence.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Notre journaliste en compagnie d’Alain Nolet et de Réjean Gagné

Il n’oubliera jamais sa première journée. Le patron lui avait demandé de remplir un camion de lourdes peaux d’animaux (bœuf, veau) qui étaient entreposées entre des couches de sel. Une tâche éreintante, pénible. « Fallait les secouer. Je te jure que ça ne sentait pas trop bon. Pour une première journée, c’était un bon test à passer ! »

Aujourd’hui, il gère les animaux qui arrivent par camion. Un poste qu’il occupe depuis une quarantaine d’années.

À cette époque, dès qu’un jeune lâchait l’école, il fallait qu’il travaille, relatent les deux hommes. Alain Nolet et Réjean Gagné vivaient dans un milieu agricole, entourés de fermiers qui travaillaient 365 jours sur 365. Pour eux, c’était ça, une vie normale.

Les adolescents habitaient chez leurs parents. Ils utilisaient donc leurs payes pour avoir du fun, prendre un p’tit coup et se gâter entre deux quarts de travail. Réjean Gagné s’est rapidement acheté une voiture flambant neuve « pour 2400 $ ou 2500 $ ». C’était une Dodge Demon 1972 rouge. « Je n’avais pas mon permis encore. Le soir en revenant de travailler, je m’assoyais dedans et je faisais des tours dans la cour. »

Le travail à l’abattoir, qui exige de l’endurance, mais aussi des nerfs solides, ne les a jamais répugnés ou effrayés.

Alain Nolet savait à quoi s’attendre, puisqu’à 12 ou 13 ans, il aidait son grand-père propriétaire d’un petit abattoir. Et il « adorait » certains postes où il y avait beaucoup de bruit. « Moi, travailler dans le bruit, je capotais là-dessus. » Il acceptait même les tâches difficiles que personne ne voulait faire parce qu’il y avait un boni de 25 cents l’heure.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Alain Nolet et Réjean Gagné

Ils étaient jeunes, travaillants, prêts à faire n’importe quoi et ils voulaient se faire un nom en acceptant toutes les tâches qu’on leur demandait, résume Réjean Gagné. Ils accumulaient les cicatrices sur les mains, forçaient, s’épuisaient, mais toujours dans la bonne humeur, en se jouant des tours. Ils ne rêvaient pas de retraite au soleil ni de voyages en Europe.

Leur boulot leur a plu au point où cinq des six enfants qu’ils ont eus, au total, ont aussi travaillé à l’abattoir. Certains pendant leurs études, d’autres à temps plein. Bien sûr, il y a eu des conflits de travail, environ « un aux deux conventions », mais ils n’en gardent pas des souvenirs très douloureux.

À les entendre parler, l’idée de travailler ailleurs n’a jamais été une option. « Quand tu travailles toujours à la même place, tu oublies qu’il y a de la job ailleurs... », dit Alain Nolet, un brin philosophe.

Du passé à l’après-Olymel

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Alain Nolet et Réjean Gagné

Pourquoi avoir continué tout ce temps ?

Arrêter pour faire quoi, au juste ? me demandent-ils en guise de réponse. Alain Nolet a vu son père travailler jusqu’à 80 ans. La retraite ne semble pas être un mot faisant partie de son vocabulaire. Il ne s’imagine pas rester chez lui. Même chose pour Réjean Gagné, qui ne voit pas trop l’intérêt de regarder les murs de sa maison. « Moi, si ça n’avait pas fermé, j’aurais travaillé encore trois, quatre, cinq ans », lâche-t-il. La fermeture annoncée par Olymel les forcera à revoir leurs plans.

L’après-Olymel

L’usine d’abattage et de découpe a annoncé la fin de ses activités le 22 décembre 2023. Réjean Gagné est déçu, amer, triste. De toute évidence, il vit un deuil. « Ils nous disaient qu’on était le vaisseau amiral. Mais le vaisseau est en train de couler... » Que fera-t-il ? Il prévoit « travailler pour le gouvernement » pendant les 36 semaines de chômage auxquelles il aura le droit « même si on va se faire achaler pour travailler ailleurs ». Il n’a pas d’autre plan précis.

Son confère Alain Nolet a déjà pensé à son affaire : « Je vais aller travailler chez Maxi ! Je me suis fait faire un CV », lance-t-il, très enthousiaste. D’ex-collègues de l’abattoir y ont été embauchés. Il se voit placer, lui aussi, les aliments sur les tablettes. « Me semble que j’aimerais ça ! »

Après 50 ans d’ancienneté…

Les travailleurs d’Olymel ont le droit de se faire rembourser 5000 $ d’achats. De quelle manière en ont-ils profité ? « J’ai mis du crépit sur ma maison, j’ai acheté des skis alpins, ça fait 50 ans que j’en fais, et j’ai changé le plancher de ma cuisine », répond Alain Nolet. De son côté, Réjean Gagné s’est procuré une fendeuse à bois et des meubles de salon.

Un évènement troublant

« Je travaillais depuis environ un mois. Ils voulaient que j’aille chercher un taureau qui était entré avec une poche sur la tête tellement il était malin. J’ai dit non. Un collègue m’a dit : “Tasse-toi, p’tit criss de peureux, je vais y aller”, raconte Réjean Gagné. Il n’avait pas trois pieds de fait dans l’enclos que le taureau jouait avec, l’accotait au plafond et le relâchait. On est rentrés à trois gars pour chercher le gars qui avait failli se faire tuer. Il était cassé de partout. Il n’a pas travaillé pendant trois ou quatre mois. Ça m’avait marqué pas mal. »

Des anecdotes pour rigoler

« Un jour, un porc s’est enfui, se rappelle Réjean Gagné, le sourire aux lèvres. On l’a retrouvé sur le bord de la rivière. Il a sauté dedans, il avait le nez sorti, il nageait. On ne savait pas que ça nageait, un cochon ! On a pris le pick-up de la compagnie pour aller le chercher. On vient pour pogner le cochon, mais il resaute à l’eau et il retraverse la rivière. En arrivant l’autre bord, le cochon a encore retraversé de l’autre bord. Le vétérinaire a dit à mon collègue Gaston d’aller chercher une carabine chez lui. Pauvre porc, il était épuisé. »