Ne chicanez pas le commis de Pétroles Crevier, de Harnois Énergie ou de Couche-Tard, de grâce. Il n’a rien à voir avec l’explosion du prix de l’essence. Pas plus que son employeur, d’ailleurs.

La marge bénéficiaire des détaillants n’a presque pas bougé depuis des années. Au cours du dernier mois, les détaillants ont empoché 7,3 cents par litre d’essence, payé en moyenne 1,96 $ par les automobilistes. En 2019 ? 7,1 cents. En 2017 ? 9,3 cents. On pourrait même dire que leurs profits ont diminué depuis cinq ans, en proportion du prix à la pompe.

En plus, les automobilistes utilisent davantage leur carte de crédit quand le plein coûte 100 $, 125 $, voire 200 $, carte qui retranche 2 % de frais aux détaillants.

« Ce n’est pas facile pour les détaillants, d’autant qu’ils subissent le mécontentement des consommateurs », me raconte Sonia Marcotte, PDG de l’Association des distributeurs d’énergie du Québec (ADEQ).

Restez patient avec les pompistes, donc, d’autant que la hausse des prix n’est peut-être pas terminée. Pas terminée ?

Je ne suis pas devin, remarquez, et mon impression va à contre-courant de celle de certains autres. Voyez plutôt :

« Le marché a pas mal intégré tous les fondamentaux qui ont fait grimper le prix à la pompe. Ça ne devrait pas monter bien plus haut, à moins d’effets de spéculation », m’explique un gestionnaire de portefeuille qui suit le secteur pétrolier depuis des années.

« On s’attend à une modération des prix du baril d’ici la fin de 2022, mais c’est tributaire de ce qui se passe en Europe, avec la guerre en Ukraine », me dit de son côté Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Financière Banque Nationale.

Moi, j’ai un doute. Jusqu’en janvier, c’est la reprise de la demande post-pandémique qui a fait grimper le prix, essentiellement. À l’automne 2021, le prix moyen à la pompe au Canada avoisinait 1,48 $, pas très loin de ce qu’on avait vu en 2018 et en 2019.

Puis est survenue la guerre, en février, qui a rappelé au monde l’importance de la Russie dans le casse-tête pétrolier (deuxième producteur et exportateur mondial). Le boycottage de l’offre russe – en cours et à venir – a non seulement dopé le prix du baril de pétrole brut, mais aussi, nouveau phénomène, la marge des raffineurs.

C’est que la Russie produit environ 10,5 millions de barils par jour – plus de deux fois la production canadienne – et elle exporte près des trois quarts de ce volume. Une grande part de ces exportations est en produits finis, comme l’essence raffinée, principalement expédiée vers l’Europe, selon l’Agence internationale de l’énergie.

Cette pression sur l’offre de brut et de raffiné a fait grimper simultanément ces deux principales composantes du prix à la pompe depuis février. Jamais n’a-t-on vu une telle marge de profit chez les raffineurs, qui a été de 52 $ US le baril en mai, en moyenne, somme qui s’ajoute au prix du brut (107 $ US en mai).

Au Canada, cette marge des raffineurs représente à la pompe 47 cents, soit le double de ce qu’elle était en 2019. On est loin des 7,3 cents des détaillants. Les taxes avoisinent les 53 cents, en moyenne, et le coût carbone, près de 9 cents.

Si cette pression sur l’offre et la demande était simplement maintenue, les prix cesseraient d’augmenter. Or voilà, à court terme, la reprise des vols aériens commerciaux – vos voyages dans le Sud et autres – accentuera la demande.

Ce phénomène est conjugué à un stock de pétrole brut aux États-Unis qui est significativement plus bas qu’au cours des dernières années. En plus, les raffineries américaines utilisent davantage leur capacité que la moyenne des quatre dernières années.

« Les tensions sur les marchés du carburant sont principalement attribuables à une pénurie de capacité de raffinage mondiale, aggravée par les sanctions sur les exportations russes. Le drainage rapide de la réserve stratégique américaine a fourni un soutien limité aux automobilistes », selon un rapport de Desjardins Marché des capitaux.

Bref, pas d’embellie à court terme. Quant aux perspectives à long terme, il m’apparaît peu probable que les Occidentaux lèvent leur boycottage contre le pétrole russe avant quelques années, même si la guerre prenait fin.

La réorganisation de leur approvisionnement en énergie pourrait même obliger la Russie à fermer encore davantage le robinet de ses pipelines, accentuant la pression sur l’offre.

Je ne suis pas devin, je vous l’ai dit, et d’autres phénomènes pourraient changer la donne. D’abord, les prix alléchants feront augmenter la production de gaz de schiste américain. Et il n’est pas dit que les pays arabes, notamment l’Arabie saoudite, ne finiront pas par pomper davantage de leur pétrole, compensant le recul de l’offre russe.

Enfin, bien sûr, une récession européenne, et possiblement nord-américaine, ferait reculer la demande de pétrole et, par ricochet, le prix à la pompe. Ironiquement, cette récession aurait été provoquée par les prix stratosphériques du pétrole, justement, en plus de la guerre en Ukraine et de la hausse des taux d’intérêt.

Alors voilà, tout est dit. En attendant, ce boom des prix à la pompe est à la fois positif et négatif pour l’environnement. Il incite les consommateurs à chercher des véhicules plus économes, mais en contrepartie, il fait saliver les investisseurs boursiers comme Warren Buffett, qui en ont profité pour acheter des titres pétroliers et empocher de juteux dividendes.