Dans son mini-budget, Chrystia Freeland a annoncé l’instauration d’une taxe qui fait jaser. Une taxe qui viserait les riches, en principe, mais dont les effets sont loin d’être aussi évidents qu’il y paraît.

Essentiellement, la ministre des Finances taxera l’un des canaux favoris des entreprises en Bourse pour redistribuer leurs profits excédentaires, soit le rachat d’actions.

La taxe s’élèvera à 2 % des sommes distribuées aux actionnaires sous cette forme, précise l’énoncé économique de jeudi dernier, avec des détails à préciser au prochain budget. Le gouvernement fédéral compte récupérer 2,1 milliards d’ici 5 ans.

Avant de continuer, une parenthèse, question de bien comprendre le concept de rachat d’actions.

Une entreprise qui a un surplus de profit doit décider que faire de cet argent et, plus encore, choisir le véhicule au meilleur rendement.

L’entreprise a-t-elle un projet dans ses cartons qui promet un gros rendement ? A-t-elle une dette à rembourser dont le taux d’intérêt est relativement élevé, eu égard aux risques ? A-t-elle une acquisition en vue dont le prix est intéressant, vu les synergies d’une éventuelle fusion ?

Une fois ces options sur la table, les administrateurs doivent se demander s’il ne serait pas plus rentable, pour ses actionnaires, de leur reverser ces profits excédentaires, sous forme de dividendes ou d’un rachat d’actions.

Un rachat d’actions, notamment, a pour effet de diminuer le volume d’actions en circulation et donc de hausser les bénéfices par action. Ce multiple plus élevé fait généralement hausser le cours de l’action.

Les détracteurs des rachats d’actions jugent qu’ils contribuent à enrichir indûment les actionnaires et à accroître les inégalités. Les rachats d’actions seraient aussi néfastes parce qu’ils inciteraient les dirigeants à penser à court terme, puisque leur rémunération à base d’options, entre autres, grimperait plus rapidement avec les rachats d’actions.

Fin de la parenthèse.

La taxe de Freeland n’est pas sortie d’un chapeau. D’une part, elle imite celle récemment implantée aux États-Unis par l’administration démocrate (qui se limite à 1 % néanmoins). Le gouvernement espère que la taxe incitera les entreprises à « réinvestir leurs profits dans leurs travailleurs et leur entreprise ».

D’autre part, la taxe arrive dans un contexte où les rachats d’actions se sont multipliés dernièrement.

Depuis un an, les grandes entreprises canadiennes (S&P 60) ont dépensé 67 milliards pour racheter leurs actions, soit autant que les sommes distribuées sous forme de dividende, selon un relevé du Globe and Mail.

Il y a cinq ans, non seulement cette somme était plus petite (26 milliards), mais elle était aussi deux fois moindre que le versement de dividendes.

Le secteur pétrolier est ciblé. Beaucoup ont consacré des milliards de leurs profits — apparus avec la montée du prix du pétrole et la guerre — pour racheter des actions. Ce transfert de fonds semble fiscalement plus avantageux, faut-il dire, que le versement de dividendes.

La distribution de plusieurs milliards de profits des pétrolières est critiquée dans le contexte où leurs affaires sont menacées par l’objectif de carboneutralité de 2050. Ne devraient-elles pas garder l’argent pour investir davantage dans la décarbonation de leurs activités ou dans des projets d’énergie verte ?

Le débat peut paraître simple, mais justement, certains jugent au contraire qu’une taxe de 2 % freinera les investissements productifs dans l’économie plutôt que l’inverse.

« Si l’objectif est de s’attaquer au sous-investissement des entreprises, la taxe fait fausse route », me dit Raphaël Duguay, professeur adjoint de comptabilité à l’Université Yale, aux États-Unis.

Et pourquoi donc ? Parce que les actionnaires à qui l’on verse les profits sont souvent de grands fonds ou des caisses de retraite, qui réinvestissent l’argent dans des secteurs plus rentables que les projets mis sur la glace par les entreprises distributrices des profits.

Dans un article paru dans une revue de la Columbia Business School, les consultants Greg Milano et Michael Chew font valoir que chaque année, environ 250 milliards de profit distribué aux actionnaires d’entreprises américaines sont justement réinvestis dans de plus petites entreprises, qui ne font pas partie du S&P 500.

« En d’autres termes, les rachats et les dividendes des entreprises plus mûres sont recyclés vers les entreprises qui ont été à l’origine de la plupart des créations d’emplois ces dernières années. Pourquoi voudrions-nous arrêter ce cercle vertueux ? », écrivent-ils.

L’économiste en chef Stéfane Marion, de la Banque Nationale, ne croit pas, lui non plus, que la taxe haussera les investissements, au contraire.

Quant aux bénéfices à court terme qu’en tireraient les dirigeants, il fait valoir que « les choses ont changé depuis la crise financière. Avec les nouvelles règles, il est bien plus difficile aujourd’hui de faire un boni à court terme avec des options d’achat d’actions qu’avant la crise de 2007 », dit-il.

Les chercheurs Jesse Fried et Charles Wang, de l’Université Harvard, vont même plus loin. Selon eux, un amas de liquidités qui dort dans une entreprise gonfle sa valeur, ce qui fait hausser la paye des patrons, liée à la taille de l’organisation, expliquent-ils dans une analyse parue dans The Wall Street Journal.

Autre critique de la taxe Freeland, à gauche comme à droite : elle entrera en vigueur seulement en janvier 2024, ce qui donne le temps aux entreprises de multiplier les rachats d’actions en 2023 et d’éviter la taxe avant la date fatidique.

Pas si clair, bref, que la taxe Freeland fera augmenter les investissements. Le nouveau crédit d’impôt de 30 % sur les technologies propres, aussi calqué sur l’oncle Sam, aura probablement plus d’effets. À suivre.