Personne n’est terrorisé à l’idée de découvrir des transactions frauduleuses sur son relevé de carte de crédit, car les sommes sont généralement remboursées sans trop de difficulté. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de victime ni de conséquences. Les banques puisent directement la somme en jeu dans le compte du détaillant chez qui l’achat a été effectué.

« Tu as un numéro d’autorisation et, après, on t’enlève l’argent. Je trouve ça ultra-injuste ! Mais personne n’est de ton bord pour t’aider. Zéro. On est occupés, je n’ai personne d’attitré à ça. Tu es coincé avec ça. C’est comme si une banque n’honorait pas un chèque certifié », déplore Michel Legrand, propriétaire de La Maison du rôti, une boucherie bien connue dans le Plateau, à Montréal.

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Michel Legrand, propriétaire de La Maison du rôti

Le commerce a subi ce scénario une dizaine de fois au fil des ans. Michel Legrand se souvient de voyous venus sur place acheter tout ce qu’il y avait de plus cher dans le comptoir, et d’un certain nombre d’achats en ligne au début de la pandémie pour des montants de 200 $ à 500 $.

Lorsque les propriétaires des cartes de crédit utilisées ont contacté l’émetteur pour faire annuler l’achat (ce qu’on appelle la rétrofacturation), les sommes ont été retirées du compte de La Maison du rôti.

Cette procédure inconnue du grand public peut évidemment faire très mal financièrement aux PME. D’autant plus qu’on leur réclame des frais de rétrofacturation et des frais de transaction en sus du montant de la transaction. Michel Legrand ne croit pas que les banquiers devraient avoir ce droit.

L’homme d’affaires m’a raconté avoir contacté deux postes de quartier pour leur expliquer qu’il était la cible de fraudeurs. Il a été surpris et choqué par leur réaction. « Ça ne les intéressait pas. Point. La police au coin de Rachel et Christophe-Colomb, ça ne leur tentait même pas de savoir l’histoire. Sur Molson, un peu plus. »

Michel Legrand n’a jamais contesté les ponctions effectuées dans son compte sans son consentement. « C’est compliqué à faire. Je ne connais pas la procédure, mais il faut être tenace et avoir du temps à perdre, d’après moi. » Il ne lui reste qu’à faire preuve d’une grande vigilance à chaque transaction, mais là encore, il faut être réaliste, dit-il.

Un client, tu n’es pas là pour le soupçonner. La caissière, sa job, c’est de faire la caisse. Quand l’Interac dit oui, c’est oui. Ça s’arrête là. [...] Il faut comprendre le contexte des commerçants. On n’est pas des banquiers.

Michel Legrand, propriétaire de La Maison du rôti

Assez curieusement, les marchands qui se plaignent depuis 20 ans des frais qui leur sont facturés par les émetteurs de cartes de crédit sur chaque transaction ne sont jamais montés au créneau pour dénoncer cette façon de faire.

Lorsque j’ai voulu discuter de l’enjeu avec la plus importante association de commerçants de la province, le Conseil québécois du commerce de détail (CQCD), on m’a dit ne pas être en mesure de le faire, faute d’informations sur le sujet.

À la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), on est au fait de la situation, mais on est à la recherche de solutions. Selon François Vincent, vice-président pour le Québec de ce lobby, ses membres doivent faire preuve de vigilance avant de vendre quelque chose. « Vaut mieux prévenir que guérir. Il faut établir un bon processus interne. Ne pas accepter les paiements par téléphone. Bien former ses employés. Ne pas accepter une carte si la puce ne fonctionne pas. Demander une pièce d’identité s’il y aura un ramassage du bien. »

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François Vincent, vice-président pour le Québec de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante

C’est aussi l’avis de Mastercard, selon qui tous les détaillants disposent des outils nécessaires pour ne pas vendre en ligne à des fraudeurs. Le principal : la possibilité de transmettre un code par texto au détenteur de la carte pour s’assurer que c’est bel et bien lui qui est en train de faire un achat.

Pour le moment, seule une minorité d’entreprises utilise la stratégie du code par texto, m’a précisé Aviva Klein, vice-présidente aux paiements numériques et à la cybersécurité chez Mastercard. « Plusieurs détaillants ont le sentiment que cette demande ajoute de la friction dans le processus d’achat. Ils craignent que cette étape additionnelle fasse grimper le nombre de paniers abandonnés. » La popularité de cet outil est toutefois en croissance.

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Aviva Klein, vice-présidente aux paiements numériques et à la cybersécurité chez Mastercard

« Il faut prendre l’ampleur de ces risques-là de rétrofacturation, de fraude et de cybersécurité et mettre ça dans ses processus de gestion en amont. Parce que lorsque ces choses arrivent, ça fait mal », fait valoir François Vincent, de la FCEI.

Quant aux consommateurs qui prennent la chose à la légère, ils vont finir par être préoccupés, prédit Aviva Klein, « car le prix des biens va augmenter pour couvrir les fraudes de plus en plus nombreuses ».

Les profits d’une année envolés

La rétrofacturation a aussi coûté très cher à la boutique en ligne Alfred, spécialisée dans les bouteilles de vin de collection, qui a subi un autre type de fraude. Le président de la PME, Guy Doucet, dit avoir « appris à la dure qu’au bout du compte, c’est toujours le marchand qui paie », lors de fraudes.

Des voyous très bien organisés lui ont acheté une quinzaine de bouteilles pour un total de 70 000 $, après s’être créé trois comptes sous de fausses identités. Même si ces chiffres sont impressionnants, ils n’ont rien d’inhabituel pour l’entreprise. Plusieurs de ses clients lui passent des commandes de 30 000 $ ou de 40 000 $ par semaine.

Après les vérifications d’usage, Postes Canada a livré deux commandes de grands crus dans une résidence privée et une troisième dans un bureau de poste du quartier Saint-Michel, à Montréal. Les achats y ont été récupérés par des personnes qui ont présenté, comme il se doit, une carte d’identité en plus de fournir leur signature.

Une semaine après, les fraudeurs ont demandé à l’émetteur de leur carte de crédit d’être remboursés, sous prétexte qu’ils n’avaient pas reçu les trois commandes. Les 70 000 $ ont été récupérés directement dans le compte de banque d’Alfred. Et pour couronner le tout, des frais de rétrofacturation et de transaction totalisant 3500 $ ont aussi été retirés de son compte.

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Guy Doucet, fondateur d’Alfred Technologies. L’entreprise a créé un système de gestion intelligent pour les grands celliers des restaurants.

« Ça a tellement fait mal. C’est nos profits de toute l’année qui sont partis... », se désole Guy Doucet tout en confiant qu’il a envisagé la fermeture pure et simple de son service de vente.

L’entrepreneur avait pourtant embauché des inspecteurs privés pour prouver que la marchandise avait bel et bien été livrée et récupérée. Cela lui avait permis d’obtenir les bandes vidéo de la pharmacie sur lesquelles on voit la fraudeuse fournir une pièce d’identité et partir avec sa boîte.

La preuve incluait aussi un document fourni par Postes Canada démontrant, données GPS à l’appui, que les bouteilles avaient été livrées en mains propres sur la 13e Avenue, à Montréal.

Le dossier rédigé par un avocat a été transmis à la banque et la police a été contactée. « La banque ne nous a pas écoutés et la police ne voulait pas s’en occuper », déplore Guy Doucet.

« C’est sûr que quand une claque comme ça arrive, on est découragé. On a travaillé pour rien toute l’année. Si on est encore victimes deux ou trois fois, on va fermer », lâche l’entrepreneur, avant d’ajouter qu’il a été, « comme citoyen, sous le choc » en sortant du poste de police.

Aux États-Unis, le fait que les marchands doivent assumer la facture lors de fraudes est une préoccupation depuis près de deux décennies, relate Doug Kantor, membre du comité exécutif de la Merchants Payments Coalition (MPC). « C’est un enjeu qui prend de l’ampleur parce que le nombre de fraudes augmente et parce que les frais d’interchange [payés par les détaillants aux émetteurs de cartes de crédit] augmentent », m’a-t-il dit au téléphone.

Les frais d’interchange (2,24 % en moyenne) y sont encore plus élevés qu’au Canada (1,5 %) et les marchands qui se retrouvent malgré eux impliqués dans une fraude doivent les payer deux fois, comme ici.

Quant aux frais de rétrofacturation, ils se situent entre 20 $ et 100 $ selon Chargeback Gurus, une firme américaine qui aide les entreprises à contester les décisions bancaires.

« Les commerçants sont de plus en plus conscients du coût réel de la rétrofacturation. Les entreprises de commerce électronique et les autres détaillants peuvent voir leur rentabilité gravement menacée s’ils laissent un problème de rétrofacturation non géré s’envenimer trop longtemps », indique Chargeback Gurus sur son site.

Quelques chiffres

38 %

des entreprises canadiennes ont été victimes d’une fraude liée aux paiements numériques

38 %

ont été victimes d’une prise de contrôle frauduleuse de leur compte, où le pirate s’empare du compte numérique de la victime

36 %

ont été victimes de rançongiciels (logiciels malveillants qui menacent de publier des données oud’en bloquer l’accès, à moins qu’une rançon soit payée)

Source : Mastercard