La Caisse de dépôt et placement n’est pas un entrepreneur. Elle joue avec le feu en prenant le contrôle d’entreprises, voire en absorbant plus de 30 % de leur capital, contrairement à l’esprit de sa loi constitutive d’origine.

Vous rappelez-vous cette chronique du 20 février où je traitais de la question ? J’y citais le cas du producteur d’énergie indien Azure Power Global, où la Caisse doit faire le ménage, après avoir constaté des irrégularités. La Caisse détient plus de 53 % de l’entreprise1.

Or voilà, le dernier rapport annuel de la Caisse, publié à la mi-avril, nous apprend que l’institution a eu recours à une disposition particulière de sa loi pour faire passer à plus de 30 % sa participation dans sept autres entreprises en 2022. Et pour cinq de ces entreprises, le motif est la « réorganisation et le maintien des opérations », m’indique la Caisse, ce qui suggère des défis financiers particuliers dans ces entreprises.

L’enjeu n’est pas négligeable : la valeur des placements de la Caisse dans ces sept entreprises avoisine le milliard de dollars, selon les renseignements publiés dans ses états financiers.

La Caisse de dépôt peut détenir plus de 30 % ou même 50 % du capital d’une entreprise en vertu de différentes exceptions prévues dans sa loi, ajoutées au fil des ans. C’est le cas d’Énergir, par exemple, mais aussi des entreprises dans le secteur des énergies renouvelables ou des infrastructures, selon les dernières modifications de cette loi, adoptée le 31 mai dernier.

Sa loi contient aussi un passage fourre-tout qui lui permet une détention exceptionnelle de plus de 30 % pour diverses raisons autres que celles précisées en toutes lettres dans la loi, mais pendant une période d’au plus 5 ans.

C’est en vertu de ce passage que la Caisse a ajouté les sept entreprises en question dans sa liste de 2022. Ces sept entreprises s’ajoutent à la quinzaine d’autres qui étaient déjà détenues en 2021 en vertu de cette même disposition de sa loi (qui se trouve au dernier alinéa de l’article 37.1).

Une politique de la Caisse précise les raisons lui permettant de recourir exceptionnellement à ce passage de sa loi. Ce peut être pour une entreprise en démarrage, pour favoriser la relève ou la transition ou encore dans le contexte d’une entreprise qui vise la croissance avant de faire une émission publique d’actions.

Autre motif possible : si le placement de la Caisse « assure ou maintient l’exercice des opérations [de l’entreprise], comme par exemple face à des difficultés de marché, de retard de production ou de redressement2 ».

Bref, la Caisse peut faire passer au-dessus de 30 % sa participation pour une entreprise qui connaît certaines difficultés, selon ce dernier motif.

Questionnée à ce sujet, la Caisse m’indique être intervenue pour cinq des sept nouvelles entreprises au motif de « réorganisation/maintien des opérations ».

Pour deux de ces entreprises, soit Gestion Premier Lion, de Montréal, et Qima Partners, de Hong Kong, la valeur du placement de la Caisse oscillait entre 300 et 500 millions chacune au 31 décembre 2022. Lion œuvre dans le secteur financier et Qima offre des services d’inspection et de certification à des entreprises des secteurs de l’alimentation et des sciences de la vie, entre autres.

En difficultés financières ? « Votre interprétation de réorganisation et/ou maintien des opérations est trop étroite. Il peut s’agir d’une réorganisation de la structure corporative ou d’un maintien des opérations dans le cadre d’un réalignement à la suite de la pandémie ou d’un changement de leadership. Ce n’est pas nécessairement synonyme de difficulté financière », m’écrit Kate Monfette, porte-parole de la Caisse.

Outre Qima et Lion, dans lesquels la Caisse détenait respectivement 40,1 % et 31,5 % fin 2022, les trois autres entreprises dont la forte participation s’explique pour « réorganisation/maintien des opérations » sont Difebal SA, Aliments Nortera et Charleston US Acquisition.

Difebal, de l’Uruguay, œuvre dans le secteur énergétique. Nortera, de Brossard, se décrit comme le chef de file nord-américain de la transformation de légumes en conserve et surgelés. Elle est l’extension de l’ancienne Bonduelle Americas Long Life depuis une transaction réalisée en octobre 2022 faisant de la Caisse (32,5 %) et du Fonds FTQ (32,5 %) les actionnaires de contrôle. L’investissement de la Caisse avait une valeur oscillant entre 50 et 100 millions au 31 décembre 2022.

La transaction a été réalisée avec le concours d’une autre entreprise détenue à plus de 30 % par la Caisse, soit Charleston US Acquisition.

Dans les 2 autres cas sur 7, la raison invoquée par la Caisse pour franchir la barre des 30 % est la « relève, la transition » (Aapraava Energy, de l’Inde) ou une « croissance antérieure à une émission publique » d’actions (Indian Highway Concession Trust).

Les 7 nouveaux cas de 2022, disais-je, s’ajoutent à la quinzaine de 2021 où la Caisse détenait déjà plus de 30 % en vertu du passage fourre-tout de sa loi. Parmi les cas de 2021, la valeur du placement de la Caisse excédait le milliard de dollars dans deux cas.

Le premier est le promoteur de projets d’infrastructures Pleanary Group Canada, de Toronto, qu’elle détient à 100 %. Bref, la Caisse est l’unique propriétaire, donc l’entrepreneur, d’une firme qui œuvre dans le secteur des infrastructures, où les dépassements de coûts sont courants.

Le second cas s’appelle Student Transportation of America (Spinner US), du New Jersey, qui se trouve à être l’un des plus importants transporteurs d’écoliers aux États-Unis (16 000 véhicules). Cette entreprise, que la Caisse détient à 79,9 %, est aussi classée dans la catégorie « réorganisation/maintien des opérations » de la Caisse de dépôt, selon Kate Monfette, de la Caisse.

La prise de contrôle d’entreprises par des fonds de capital risque est une tendance lourde dans l’industrie, surtout pour les pays émergents. Les institutions cherchent à extirper des « primes additionnelles de valeur opérationnelle » de ces investissements, bref à empocher le genre de profits que fait un entrepreneur, ce qui leur permet de faire de meilleurs rendements que les placements boursiers.

Mais est-ce bien là le rôle d’une caisse de retraite ? Chose certaine, ces placements privés comportent davantage de risques, et il faut donc que leur détention soit adéquatement justifiée et surveillée.

1. Lisez la chronique « Contrôle d’entreprises : la Caisse joue avec le feu » 2. Consultez la politique de la Caisse à propos de l’application du dernier alinéa de l'article 37.1