Pour tout Québécois qui débarque en France, le prix de la baguette est dérisoire. Au supermarché, on peut s’en tirer pour 0,50 euro (0,73 $). En incluant les petites boulangeries haut de gamme, il faut débourser en moyenne 0,93 euro dans l’Hexagone, soit l’équivalent de 1,36 $.

Mais consolez-vous, amateurs de bonne bouffe, l’inflation alimentaire frappe davantage les Français que vous. La baguette n’est pas représentative de la réalité.

En août, le prix de leur panier d’épicerie a bondi de 11,1 %. Ce fut moins brutal qu’en mars (+ 16 %) ou avril (+ 15 %), mais la baisse de pouvoir d’achat des consommateurs y demeure très préoccupante.

Les ménages français dépensent 14 % de leur revenu disponible pour s’alimenter. Au Canada, c’est 10 %, selon des données dévoilées en août par Picodi⁠1.

C’est dans ce contexte que la France a pris le taureau par les cornes pour « casser définitivement la spirale des prix ». Son ministre de l’Économie Bruno Le Maire a rencontré la semaine dernière les grandes chaînes d’épiceries ainsi que leurs fournisseurs pour trouver une solution. Les 75 plus gros industriels de l’Hexagone ont alors convenu de geler ou de baisser le prix de 5000 produits, ce qui représente environ le quart de l’offre d’un grand supermarché.

Les entreprises vont élaborer une liste de 5000 produits cet automne et les autorités compétentes vont s’assurer du respect de l’entente, promet-on.

De plus, les supermarchés devront « obligatoirement et immédiatement » refiler à leurs clients toutes les baisses de prix accordées par les fournisseurs, a prévenu le ministre. Retarder des changements de prix sur les rayons est une stratégie simple, mais drôlement efficace pour améliorer une marge de profit…

Les familles québécoises qui peinent à se nourrir convenablement parce que le prix du panier a bondi de 8,5 % depuis un an ont toutes les raisons d’être pâmées devant la prise de position du ministre français de l’Économie. Annoncer qu’on va mettre au pas les supermarchés et les multinationales qui garnissent leurs rayons est très payant politiquement.

Au Canada, les élus ont plutôt choisi de forcer les dirigeants des grandes chaînes de supermarchés à venir leur expliquer, à Ottawa, ce qui provoque les hausses de prix. Sans surprise, cette pièce de théâtre peu divertissante ne fut pas la source de grandes révélations. Personne n’est ressorti écorché de son interrogatoire et aucun élu n’a vu sa popularité exploser après l’exercice.

En France, le ministre Bruno Le Maire n’a pas eu peur de se mettre des entreprises privées à dos, en nommant, à la télévision, celles qui « pourraient en faire beaucoup plus » pour réduire le coût du panier d’épicerie. Il a pointé Unilever, Nestlé et PepsiCo, tout en saluant les efforts de Barilla, qui a réduit le prix de ses spaghettis en réaction au cours baissier du blé. Il n’a pas tort, les profits des multinationales se sont généralement maintenus malgré des baisses de volume de vente, grâce à la hausse de leurs prix⁠2.

L’homme politique ne manque certes pas de cran. Mais son idée de forcer un gel des prix – tout en paraissant alléchante – soulève autant de questions qu’elle comporte de risques.

Les 75 entreprises visées accepteront-elles de réduire leurs profits pour faire plaisir au ministre ou trouveront-elles plutôt des astuces pour plaire à leurs actionnaires ? Il n’est pas impossible que l’entente sur les 5000 prix provoque une série d’effets secondaires plus ou moins souhaitables.

Prenons l’exemple d’un fabricant de soupe aux légumes.

Il pourrait forcer des maraîchers déjà à bout de souffle à baisser le prix de leurs légumes. En l’absence d’entente, il pourrait cesser de s’approvisionner en Europe pour se tourner vers la Chine. Une autre stratégie serait de diminuer la qualité des ingrédients de la recette pour en réduire ses coûts de production, ce qu’on appelle la déqualification. Il n’est pas impossible que le manufacturier déplace sa production vers un pays moins coûteux ou cesse carrément de vendre son produit en France. Même si c’est moralement gênant, rien ne l’empêcherait d’augmenter le prix de sa soupe dans d’autres pays pour compenser son manque à gagner au pays d’Emmanuel Macron. Et ce ne sont là que quelques exemples…

À juste titre, le professeur Maurice Doyon, de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, se demande « qui va écoper » au bout du compte.

Pour le directeur principal du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie, Sylvain Charlebois, il ne fait pas de doute que le petit jeu du gouvernement est « extrêmement dangereux », car la chaîne d’approvisionnement va s’ajuster et le consommateur n’y gagnera rien.

Ne soyons pas dupes : comme l’a dit publiquement lundi un haut dirigeant de la plus importante chaîne de supermarchés de France, E. Leclerc : « Je pense qu’il y a des gens qui sont pour l’inflation, c’est le non-dit de ce débat. Il y a une communauté financière qui possède des actions d’entreprises qui a besoin et veut cette inflation. »

Cela vaut aussi pour les détaillants, remarquez. D’ailleurs, ceux-ci pourraient maintenir leurs marges en haussant le prix des 15 000 autres produits dans leurs rayons. Entre autres.

J’ai déjà hâte aux chiffres officiels sur l’inflation en France de l’hiver prochain, question de voir si la mesure a provoqué l’effet escompté sur le budget des ménages. Chose certaine, si le résultat est spectaculaire, on pourra dire que les supermarchés et leurs fournisseurs avaient bel et bien fait preuve de cupidité. Mais ils trouveront sans doute le moyen d’éviter de telles manchettes dans les journaux.

Consultez les données de Picodi (en anglais) Lisez « Les multinationales gonflent leurs prix »