Que deux institutions financières aient des positions aussi opposées sur un sujet économique aussi important est rare. Habituellement, ces institutions conservatrices ont des avis pondérés, tantôt beiges, tantôt gris, légèrement plus hauts ou plus bas.

Ce n’est pas le cas du Mouvement Desjardins et de la Banque Nationale concernant l’immigration. Les opinions des deux institutions exprimées à travers leur service économique sont pratiquement aux antipodes.

Desjardins défend les bienfaits économiques de l’immigration pour le Canada et suggère de maintenir le rythme d’entrée. La Banque Nationale en fait ressortir les effets négatifs, notamment sur le logement, et exhorte les autorités à diviser le volume annuel par quatre.

Les deux font certaines nuances en abordant les points contraires à leur argumentaire central, en pesant le pour et le contre, en expliquant habilement leur point de vue. Pour l’essentiel, toutefois, le boom d’immigration est vu comme un avantage par Desjardins et un frein économique par la Nationale.

Le lundi 15 janvier, deux économistes de la Nationale – Stéfane Marion et Alexandra Ducharme – ont écrit qu’il fallait ralentir très nettement le rythme de l’immigration, étant donné le manque de logements et d’infrastructures pour les accueillir. Il y va de notre niveau de vie, expliquent-ils.

« Le Canada se trouve dans un piège démographique pour la première fois dans l’histoire moderne. Nos décideurs politiques […] doivent reconnaître qu’au-delà d’un certain nombre, la croissance démographique est un obstacle à notre bien-être économique », font valoir leurs auteurs.

En 2023, le Canada a reçu 1,25 million d’immigrants, dont la moitié sont des immigrants dits temporaires, détenteurs de permis de travail allant jusqu’à trois ans. Ce boom suivait une hausse de 825 000 en 2022.

De telles hausses constituent des sommets depuis près de 75 ans. Toute proportion gardée, le Canada a reçu cinq fois plus d’immigrants que la moyenne des grands pays industrialisés au 4e trimestre de 2023.

Selon l’analyse de la Banque Nationale, la croissance de la population devrait être divisée par quatre pour être soutenable, et atteindre 300 000 à 500 000 par année.

Selon eux, les objectifs canadiens de construction de nouveaux logements sont inatteignables, malgré les programmes mis en place, et la croissance « stupéfiante » de la population fait pression sur les loyers et l’inflation.

Stéfane Marion, l’un des signataires, est l’économiste et stratège en chef de la Banque.

Desjardins dit le contraire

Le Mouvement Desjardins dit tout le contraire. Le 10 janvier, une analyse de Randall Bartlett recommandait aux décideurs de ne pas changer le rythme d’entrée des immigrants temporaires, qui ont constitué la moitié des immigrants en 2023.

Celui qui est directeur principal, économie canadienne, de Desjardins évoquait même l’idée de hausser le rythme d’admission des résidents non permanents comme moyen de « peut-être éviter une récession à court terme et d’améliorer les résultats économiques à long terme ».

Ces résidents non permanents sont les travailleurs temporaires et les étudiants étrangers, qui ont représenté plus de la moitié des nouveaux arrivants en 2023.

« Fermer la porte aux nouveaux arrivants temporaires aggraverait la récession prévue en 2024 et minerait la reprise subséquente. Il est impératif pour les décideurs de faire preuve de prudence afin de minimiser les désavantages économiques d’une jugulation trop rapide des admissions de nouveaux arrivants », écrit M. Bartlett.

Deux visions opposées, vous dites ?

Ce n’est pas la première fois que Desjardins adopte une telle position, ni la Banque Nationale d’ailleurs.

En juillet 2023, une autre analyse de Desjardins concluait qu’« une immigration plus importante serait une bonne solution pour augmenter le PIB réel par habitant et, par conséquent, le niveau de vie et les revenus à long terme ».

En septembre 2023, l’économiste en chef de la Banque Nationale, Stéfane Marion, déplorait l’impact inflationniste majeur de l’immigration sur le marché immobilier et les loyers.

En somme, Desjardins appuie la politique d’immigration du gouvernement fédéral, qui a fixé à 500 000 la cible d’immigration permanente pour 2025. À cette cible s’ajoutent les travailleurs temporaires, entre autres. La BN, pour sa part, juge que ce niveau dépasse la « capacité sociale ».

Ce que j’en pense ?

Que l’immigration est assurément un bienfait pour l’économie à long terme, en principe. Elle augmente le PIB potentiel d’une économie et pourrait éventuellement augmenter le PIB par habitant, à certaines conditions (selon le type d’immigrants reçus, leur formation, etc.).

Comme l’écrit Desjardins, la contribution des immigrants économiques – par opposition aux réfugiés – semble meilleure que celle des natifs (du moins au Canada anglais, selon mes recherches). « Les immigrants économiques, principal groupe d’immigrants au Canada, sont plus susceptibles d’occuper un emploi, et leurs salaires réels plus élevés permettent de croire qu’ils sont, dans l’ensemble, plus productifs », écrit M. Bartlett.

À court et à moyen terme, toutefois, le rythme d’entrée des nouveaux arrivants est clairement insoutenable. Il exerce une pression croissante sur le logement et les services publics et communautaires, qui sont déjà débordés.

Certes, l’immigration, notamment temporaire, permet aux entreprises de combler des besoins de main-d’œuvre encore importants dans certains domaines. Mais encore faut-il que ces immigrants puissent se loger, et qu’ils n’empirent pas la situation déjà difficile de la population locale.

Et il y a le facteur humain. Beaucoup de travailleurs temporaires, qui s’adaptent au pays et espèrent y rester, se voient contraints de partir à l’expiration de leur permis fermé de deux ou trois ans. Et sans qu’ils le sachent, bien souvent, les immigrants permanents ne peuvent faire venir leur famille, vu les cibles très basses du Québec pour la réunification familiale. Bref, c’est un drame.

Et je ne parle pas des réfugiés, comme ce pauvre type que j’ai vu dans un parc du Vieux-Montréal, tôt jeudi matin, assis sur sa valise avec son coussin de voyage et son petit manteau par - 10 degrés Celsius…