La vente de l’autobiographie et du disque de Ginette Reno dans les pharmacies Jean Coutu a marqué l’année 2023 en créant une grande controverse dans le milieu du livre. Mais avant de se bidonner devant le numéro portant sur cette affaire qui sera probablement réalisé dans le Bye bye, décryptons cette opération auréolée de succès.

Le 26 mai dernier, soit moins de deux mois après le lancement de l’autobiographie Ginette, on a brandi le chiffre de 50 000 exemplaires vendus. Quant au disque C’est tout moi, il est devenu disque d’or trois semaines après sa sortie avec la vente de 40 000 exemplaires.

On peut aujourd’hui presque doubler ces deux chiffres.

C’est ce que m’a confirmé le producteur Nicolas Lemieux qui, en compagnie de la chanteuse, a établi un modèle d’affaires unique pour la vente de ces deux produits. « C’est un immense succès, dit-il. C’est quelque chose qu’on ne voit pas au Québec. »

Ce plan d’affaires audacieux a reposé sur une entente exclusive avec la chaîne Jean Coutu, composée de plus de 400 points de vente. C’est là que le vaste public de Ginette Reno a pu se procurer le livre et le disque.

Le fameux slogan « On trouve de tout, même un ami » a pris tout son sens quand des milliers d’admirateurs ont eu la chance de rencontrer celle qui fait partie de leur vie depuis des décennies. « Ginette est une femme de cœur, les gens l’aiment, ça ne se peut pas », dit Nicolas Lemieux.

Ginette Reno a visité pas moins de 44 succursales de Jean Coutu devant lesquelles de longues files se créaient tôt le matin. « Selon moi, elle a dû signer environ 30 000 livres et disques, évalue Nicolas Lemieux. Dans certains magasins, on est restés huit heures. Elle a été extrêmement généreuse. Elle a 77 ans, c’était exigeant pour elle sur le plan physique. »

Une approche controversée

Cette distribution, qui a fait un pied de nez au modèle classique que l’on connaît au Québec, a créé des vagues. Depuis de nombreuses années, la chaîne et le partage des recettes ressemblent à ceci : éditeur (30 %), distributeur (20 %), détaillant (40 %), auteur (10 %).

En assurant la production du livre et du disque et en confiant la distribution de ces produits aux pharmacies Jean Coutu, plusieurs intermédiaires ont été retirés de la chaîne. Résultat : la personne concernée, soit Ginette Reno, a pu encaisser un pourcentage important qui représente « plus de 50 % » pour chaque article vendu, selon Nicolas Lemieux.

À 32,95 $ le livre et 16,99 $ le disque, faites le calcul !

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Notre chroniqueur avec Nicolas Lemieux, lors d’une rencontre plus tôt cette année

Oui, j’ai été sans doute difficile dans le deal, mais mon objectif était d’aller chercher le maximum pour Ginette. Elle mérite ça.

Nicolas Lemieux

L’autobiographie a été rédigée par Lambert. L’entente entre lui et Ginette Reno demeure confidentielle. « Je ne la connais pas, dit Nicolas Lemieux. Ce n’était pas à mon étage. »

Pour ce qui est de l’entente avec Jean Coutu, elle repose sur une part « minime » des ventes du livre et du disque qui n’a absolument rien à voir avec ce que touchent les détaillants normalement. « Jean Coutu a été un partenaire extraordinaire là-dedans, poursuit Nicolas Lemieux. L’équipe a été présente à chacune des étapes. Il y a une histoire humaine derrière tout ça. »

La femme d’affaires

Il faut savoir que Ginette Reno a entièrement mené la création et la production du livre et du disque. Elle est devenue éditrice et productrice, accompagnant chacune des étapes de création du disque par l’entremise des Productions Melon-Miel.

La chanteuse a fait la même chose avec le livre. Elle a vu à tous les détails, choisissant elle-même le type de papier chez l’imprimeur. Mais pour la mise en marché, elle s’est tournée vers Nicolas Lemieux. « Moi, je me suis chargé du deal d’affaires, de la distribution et du marketing », dit-il.

L’idée de cet audacieux plan de distribution qui constituait un coup de dés a été soumise à la chanteuse, selon Nicolas Lemieux. « Jean Coutu nous offrait une grande accessibilité au public, explique-t-il. Cela dit, ce n’est pas facile d’organiser une mise en marché hors norme. Au début, c’était du 24 heures sur 24. C’était immense. »

À la suite de ce succès, Nicolas Lemieux a été très surpris d’entendre Ginette Reno, en octobre dernier, affirmer à Tout le monde en parle que ce plan d’affaires lui avait été imposé. « Je n’ai jamais accepté ça, a déclaré la chanteuse. J’ai même demandé à ce qu’il y ait un médiateur parce que chaque fois que je venais pour lui parler, il voulait tout contrôler, tout manipuler. »

Une semaine plus tard, au Gala de l’ADISQ, la chanteuse remerciait chaleureusement son partenaire pour sa précieuse collaboration. Que comprendre de tout cela ?

Le producteur ne souhaite pas revenir sur ces propos, préférant multiplier les superlatifs à l’endroit de la chanteuse. « On a vécu des choses incroyables ensemble, dit-il. J’ai un énorme respect pour la femme et l’artiste. »

À quand des changements ?

La vente du livre de Ginette Reno, largement nourrie par les médias, a engendré « la plus grande couverture de presse » jamais observée par Nicolas Lemieux. Elle a aussi secoué l’industrie du livre. « C’est sûr qu’on brisait une chaîne bien établie, dit-il. Je pense qu’en 2023, c’est le temps de dépoussiérer ça […] On vit le démantèlement d’un modèle archaïque. On a vu ça avec le disque il y a dix ans et on le voit actuellement avec le livre. J’ai pris la décision de débarquer de la chaîne et de me faire mon affaire. »

Au cours des derniers mois, on a beaucoup entendu dire que cette mise en marché a bien fonctionné parce que c’était Ginette Reno. « C’est vrai, dit Nicolas Lemieux. Il y avait un fit parfait entre Ginette et Jean Coutu. Si c’était à refaire, je le referais demain matin. Mais avec un autre auteur, le fit serait peut-être ailleurs. Il faut penser autrement et en termes d’accessibilité. Les petites librairies de quartier sont importantes, elles font un travail de fond. Si j’avais un produit qui se mariait bien aux petites librairies, je n’hésiterais pas à le faire. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE JEAN COUTU

Ginette Reno vend ses plus récents album et livre dans les pharmacies Jean Coutu… uniquement.

L’expérience vécue au cours des derniers mois permet à Nicolas Lemieux d’affirmer plus que jamais que le modèle actuel est profondément injuste pour les artistes et les auteurs. « Ce n’est pas normal qu’un auteur, qu’il soit petit, moyen, grand ou très grand, reçoive si peu de sous. […] Je sais que cette affaire a fait réfléchir tous les intervenants du livre. Je souhaite sincèrement que les auteurs, lorsqu’ils signeront leur prochaine entente, tenteront de faire ça différemment. »

À l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), on a contourné la question du silence des auteurs au cours du débat suscité par cette mise en marché, se contentant de me répondre par courriel que « l’UNEQ ne proscrit aucune de ces pratiques puisqu’elles ont toutes leurs avantages et leurs inconvénients » et que « l’UNEQ reconnaît la valeur essentielle des autres acteurs du milieu du livre ». Bref, c’est statu quo.

L’entente entre Nicolas Lemieux et Ginette Reno prendra fin le 31 décembre prochain. « L’exclusivité avec Jean Coutu sera terminée, dit le producteur. Ginette pourra faire ce qu’elle veut. »

Avant de me quitter, Nicolas Lemieux m’a confié qu’il a d’autres projets avec Jean Coutu. « On a des discussions au cours desquelles on se demande comment on pourrait faire profiter d’autres créateurs et artistes des avantages de ce réseau. »

M’est avis que le milieu du livre vivra une année cruciale en 2024.