En se tournant vers la littérature, Léa Clermont-Dion trouve dans Porter plainte les moyens de se réapproprier son histoire, scrutée sous tous ses angles lors d’un procès hyper médiatisé. Elle matérialise aussi, à sa manière, une prophétie un jour édictée par Lise Payette. Explications.

« Quand tu seras un peu plus vieille, là, tu écriras un livre là-dessus », dit un jour Lise Payette à Léa Clermont-Dion, en tentant de la convaincre qu’elle a bien fait de signer, à son invitation, un document niant qu’elle a été, à l’âge de 17 ans, victime d’une agression sexuelle aux mains de son ancien mentor et patron, Michel Venne.

Léa Clermont-Dion est maintenant un peu plus vieille – 32 ans – et a enfin écrit son livre là-dessus, bien que sans jamais nommer, ni dans entre les pages ni durant notre entretien, l’homme en question. « Ce récit est le mien, pas le sien », annonce-t-elle d’emblée dans Porter plainte, le récit du processus judiciaire dans lequel elle s’est engagée le 26 octobre 2017 et qui a trouvé son dénouement par une condamnation le 23 juin 2021, près de quatre ans et deux enfants plus tard.

« Le travail d’écriture est devenu une forme d’empowerment. Je ne voulais surtout pas que ce soit un livre sensationnaliste », explique celle qui, par ailleurs, publie ce récit au Cheval d’août, une maison d’édition purement littéraire à l’enseigne de laquelle se déploie l’œuvre de Fanny Britt, Sophie Bienvenu et Mikella Nicol.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Léa Clermont-Dion

Porter plainte répond ainsi d’abord et avant tout à un réel travail sur la langue, à la construction d’un récit qui dresse non seulement la chronique de la partie publique d’un procès, mais aussi de son envers intime et de la lumineuse quotidienneté de ce à quoi la plaignante se cheville – nourrir ses enfants, appeler sa maman – afin de ne pas être avalée par ses angoisses.

Son autrice soupèse aussi, en filigrane, l’héritage du mouvement #moiaussi, tout en interrogeant cette société ayant permis à Harvey Weinstein ou Dominique Strauss-Kahn d’étendre impunément leur sordide empire.

Le processus d’écriture aura forcément été salvateur pour la chercheuse et réalisatrice (T’as juste à porter plainte, Je vous salue salope), après des années à devoir mesurer chacun de ses mots afin de s’assurer qu’aucun d’entre eux ne se retourne pas contre elle.

Témoigner dans un procès, c’est être immergé dans un vocabulaire qui est extrêmement bureaucratique, indigeste, jargonneux, déshumanisant. C’est un des grands paradoxes du système de justice : tu racontes ton pire drame, mais tu dois le faire comme si tu remplissais une demande de subvention.

Léa Clermont-Dion

« Alors que, comme la littérature est un des derniers repaires de liberté dans notre société, poursuit la lectrice d’Annie Ernaux et de Maggie Nelson, j’ai pu écrire ce que je voulais écrire, de la manière dont je le voulais. »

Perdre la foi

Porter plainte est aussi le récit d’une perte de foi en notre société et en ceux qui détiennent le pouvoir de faire advenir un nouveau monde. Galvanisée par les discours de René Lévesque que lui présente sa mère alors qu’elle n’est encore qu’une adolescente, Léa Clermont-Dion devient très tôt une fervente souverainiste et féministe.

Elle a 14 ans lorsqu’elle collabore en 2006 à l’organisation d’un colloque à l’UQAM baptisé L’égalité, acquise ?, un titre dont l’optimisme naïf l’amuse beaucoup aujourd’hui. Sa participation à l’évènement lui vaudra même une invitation à l’émission Le Point. « Ça avait suscité une certaine curiosité, qu’une fille de 14 ans se dise féministe, parce que ce n’était pas du tout un âge d’or pour le féminisme », se souvient-elle. Mesurons le chemin parcouru.

Son agression éteindra ensuite en elle toute envie d’investir la vie publique, un rêve pour celle qui était plus du genre à consacrer ses week-ends à des simulations parlementaires qu’à traîner au centre commercial.

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Léa Clermont-Dion

Du jour au lendemain, j’ai perdu mon désir d’engagement, parce que cette personne que tout le monde admirait m’a trahie fondamentalement. Ça m’a profondément écœurée. Ça m’a fait le même effet que de lire La ferme des animaux : tout d’un coup, je voyais comment le pouvoir corrompt.

Léa Clermont-Dion

« Mais j’aime dire que c’est une histoire triste qui finit bien », s’empresse-telle d’ajouter, en évoquant le verdict, mais plus largement la camisole de force dont ce procès lui aura permis de se délester, grâce à ceux qui l’ont épaulée. Des personnages attendrissants de droiture, dont l’enquêteur Daniel Raymond, qui câlinait le bébé de Léa dans les couloirs du palais de justice.

« Daniel m’a redonné foi en l’humanité », confie-t-elle au sujet de celui qui a été emporté en juillet dernier par un cancer. Il avait 49 ans.

Lisez la chronique d’Isabelle Hachey sur Daniel Raymond

Et le pardon ?

Léa Clermont-Dion n’est pas pour autant aveuglément optimiste et son ventre se noue chaque fois qu’en visite dans une école secondaire, où elle donne régulièrement des conférences, un jeune homme lui parle de son admiration pour Andrew Tate et d’autres fiers contempteurs du féminisme.

Mais les nouvelles générations me subjuguent aussi par leur force, leur ouverture, leur insoumission. Et le fait d’avoir moi-même des enfants m’empêche de me résigner dans le désespoir. C’est drôle à dire, mais changer des couches m’a donné espoir.

Léa Clermont-Dion

Et bien que des avancées, dont l’avènement du Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale, la réjouissent, l’autrice se désole encore que chacun des gestes d’une victime soit scruté, sous tous ses angles, comme cela s’est encore produit le mois dernier en Cour d’appel, où Michel Venne tente de faire casser le verdict. « L’avocate de la défense a souligné dans sa plaidoirie que j’avais fait une bise au patron. Mais en quoi est-ce que c’est pertinent ? »

Le mythe de la victime parfaite a manifestement la vie dure, mais Léa Clermont-Dion, elle, ne se considère plus comme une victime. « Il faut le répéter : on peut se dire victime à un moment donné et ne plus se reconnaître dans ce mot-là par la suite. J’ai été victime, je ne le suis plus et c’est beaucoup l’écriture du livre qui m’a permis de passer outre. »

Léa réfléchit à voix haute. « Je crois au pardon. Mais dans mon cas, je parle moins de pardonner à une personne que de pardonner à une situation. Est-ce que ça se peut, pardonner à une situation ? »

En librairie mardi.

Porter plainte

Porter plainte

Le Cheval d’août

224 pages