Brouillant les frontières entre le documentaire et la fiction, Tautuktavuk (Sous nos yeux) propose une incursion aussi intime qu’inédite dans le quotidien de deux femmes inuites, sur fond de violence domestique, de tradition et de volonté de guérison. Le long métrage, qui figure parmi les 10 meilleurs films de l’année de 2023, selon le Festival international du film de Toronto (TIFF), arrive en salle ces jours-ci.

« C’est clair que c’est une fiction, c’est un récit scénarisé, mais certains des dialogues sont tirés de mes souvenirs d’enfance », précise en entrevue Lucy Tulugarjuk, coréalisatrice du film, laquelle incarne aussi l’une des deux femmes à l’écran.

Bande-annonce de Tautuktavuk (Sous nos yeux)

Comme pour brouiller encore les cartes, c’est justement sa coréalisatrice (Carol Kunnuk) qui incarne la deuxième femme, sa sœur dans le film, et sa cousine dans la vie. Ah oui, et sa vraie tante joue en prime son propre rôle ici.

Vous suivez ? Qu’importe, l’essentiel est ailleurs.

Il faut comprendre que le film, plutôt lent et contemplatif, se décline d’abord sous la forme d’une conversation virtuelle entre les deux sœurs, l’une ayant fui le Nunavut pour Montréal (Uyarak, interprétée par Lucy Tulugarjuk), la seconde demeurant dans sa communauté au Nunavut (Saqpinak, interprétée par Carol Kunnuk). Pandémie oblige, elles échangent grâce à Zoom et, ce faisant, se révèlent peu à peu à l’écran. Un tendre attachement les unit (« Je t’aime, grande sœur », « Je t’aime, petite sœur »), et tranquillement, Uyarak se confie : elle fait des cauchemars récurrents (c’est l’essoufflement angoissant de la bande-annonce), et on devine qu’elle a été victime de violence à différentes étapes de sa vie. Elle en est visiblement meurtrie.

IMAGE FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Les deux sœurs réunies (Carol Kunnuk et Lucy Tulugarjuk)

À noter que contrairement à son alter ego, « je n’ai jamais couru pieds nus dans la neige… », précise en entrevue Lucy Tulugarjuk. Le scénario, qui finira par réunir les deux femmes, est un habile mélange de faits vécus et d’histoires entendues, comprend-on à demi-mot.

Message porteur d’espoir

Le film, présenté en version originale sous-titrée en anglais, est enrobé d’images splendides, mettant en scène l’immensité immaculée du Nunavut (mention spéciale aux scènes de traîneaux à chiens), au son d’une douce musique traditionnelle. Toute cette beauté brute contraste avec quantité d’injustices dénoncées au passage, à commencer par le manque flagrant de ressources pour les personnes en difficulté. Un manque en outre amplifié par une méfiance, ici ancrée dans un douloureux passé, explique la réalisatrice, également directrice générale du réseau de télévision indépendant du Nunavut. « Il y a un manque de confiance entre les Inuits et les non-Inuits, dit-elle doucement. À cause de la façon dont nous avons été traités historiquement. La confiance est à son strict minimum », laisse-t-elle tomber.

D’où l’importance du message de son film, croit-elle, porteur d’espoir en matière d’avenir et de guérison.

IMAGE FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Lucy Tulugarjuk, coréalisatrice, interprète le personnage d’Uyarak.

J’ai été en thérapie, je l’ai fait, j’ai demandé de l’aide. Et c’est correct.

Lucy Tulugarjuk, coréalisatrice

« C’est correct de demander de l’aide, insiste-t-elle, en ne cherchant plus à se distancier de son personnage. Il ne faut pas avoir honte de chercher du soutien quand on vit des moments aussi durs. […] Et puis c’est correct de vivre ces émotions aussi. Et puis c’est correct de pardonner. Et tout aussi correct de se pardonner. »

Pardonner ? La réflexion, qui pourrait surprendre, est en fait au cœur de sa réflexion, sans doute de sa culture, assurément de son éducation. « Ma mère était une femme très forte, vous savez, poursuit-elle, et je ne l’ai jamais entendue se plaindre une seule fois. Elle me disait : “Le pardon est la clé du bien-être.” »

Soulignons que le film conclut aussi sur une note volontairement lumineuse. « Les Inuits ont subi tellement de choses en si peu de temps, indique notre interlocutrice. Affirmer ici notre identité, c’est aussi dire : c’est correct d’être soi-même, d’avoir ses propres coutumes et ses propres croyances, et surtout de les affirmer. Et c’est surtout correct de les affirmer en cette ère de modernité. »

Lucy Tulugarjuk ne le cache pas : elle espère que son film contribuera à déboulonner certains préjugés, ou du moins qu’il ouvrira légèrement quelques esprits fermés. « J’ai souvent l’impression qu’on me juge juste à cause de la couleur de ma peau. Or, je suis un être humain, dit-elle. Laissez-nous donc une place pour nous exprimer, et peut-être allez-vous nous comprendre un peu mieux. […] Les gens s’imaginent que [j’ai les facultés affaiblies] et que je vis dans la rue. Mais non : je ne suis pas [ivre ou droguée] ! Et j’ai au contraire travaillé drôlement fort pour arriver où je suis… » C’est dit.

Tautuktavuk (Sous nos yeux) sera présenté ce vendredi à 18 h 30 et le samedi 20 janvier à 13 h 30 au Cinéma Moderne ainsi que le jeudi 18 janvier à 19 h au Cinéma Beaumont à Québec. D'autres dates pourraient s'ajouter.