(Kherson, Ukraine) À Kherson, les forces d’occupation russes ont déboulonné des statues et pillé des musées de fond en comble avant de battre en retraite. Un saccage qui se répète, depuis un an, dans toutes les villes conquises d’Ukraine. Pour les experts, l’objectif de Moscou est clair : éradiquer la culture, la mémoire et l’identité de toute une nation.

Une autre façon de détruire l’Ukraine

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

À la cathédrale Sainte-Catherine de Kherson, le père Vitaly sort de la crypte où reposaient les restes de Potemkine.

Hanna Skrypka aurait voulu pleurer. Elle aurait voulu crier. Le musée fourmillait de soldats russes. Ils enveloppaient à la hâte les tableaux dans des couvertures. Ils faisaient rouler les sculptures sur des diables de déménagement. Dans un ballet incessant, ils chargeaient tout à bord de camions garés derrière le Musée d’art de Kherson.

Le pillage a duré quatre jours, au début de novembre. Juste avant le retrait des forces russes de la ville. Hanna Skrypka, directrice adjointe du musée, n’a pas bronché. Même si elle bouillait intérieurement. Même si des œuvres d’une valeur inestimable s’envolaient sous ses yeux. Il n’y avait rien à faire.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Sous l’occupation, Hanna Skrypka a risqué sa vie pour protéger la collection du Musée d’art de Kherson.

Au bout de quatre jours, les soldats russes avaient embarqué la majorité des 14 000 œuvres que comptait alors la riche collection du musée.

Depuis un an, la scène s’est répétée dans les villes occupées d’Ukraine. Les forces russes ont déboulonné des statues, vidé des musées, bombardé des théâtres et des bibliothèques. Elles ont emporté des dizaines de milliers de biens culturels, d’un bout à l’autre du pays. Une razzia qui rappelle fatalement la spoliation d’œuvres d’art par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

C’est l’autre guerre que mène la Russie en Ukraine. Une guerre culturelle totale. Ça peut sembler trivial, ou du moins secondaire, par rapport aux tueries, aux bombardements et à la terrible crise humanitaire qui frappe ce pays.

C’est pourtant fondamental. Parce que le pouvoir russe conteste non seulement le territoire, mais aussi l’identité même de la nation ukrainienne. Cette identité ne serait qu’une fiction « entièrement créée par l’Occident », avait déclaré Vladimir Poutine pour justifier l’invasion, en février 2022.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Sur le socle où se dressait une statue de l’amiral Fedor Ushakov, emportée par les troupes russes, on a peint un graffiti du commandant des forces armées ukrainiennes, Valerii Zaluzhnyi, faisant le V de la victoire.

Depuis, les troupes russes s’acharnent à faire disparaître le patrimoine culturel de l’Ukraine, comme pour prouver a posteriori les prétentions du maître du Kremlin.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Des panneaux en tôle protègent la façade du Musée d’art de Kherson.

Les plaques de tôle qui protègent l’élégante façade du Musée d’art de Kherson sont constellées d’éclats d’obus. Au loin, on entend le bruit sourd des bombardements. Quand les troupes russes se sont retirées de la ville, le 11 novembre, elles se sont repliées sur la rive opposée du Dniepr. À moins de 1 km du musée.

Hanna Skrypka raconte son histoire sans ciller, malgré les bombardements qui couvrent parfois le son de sa voix. Ces détonations constantes, terrifiantes, il y a longtemps qu’elle ne les entend plus. À Kherson, elles sont devenues une sorte de bruit de fond.

Quand les soldats russes ont pris la ville, début mars, la plupart de ses collègues ont fui. « J’ai décidé de rester pour surveiller la collection. » Elle avait obtenu l’accord de sa famille. « Nous étions conscients que je pourrais être détenue. Nous étions prêts à prendre le risque. » Et ce risque était monumental.

La collection était alors entreposée dans une pièce fermée à clé, au sous-sol du musée, en raison de travaux de rénovation. Mais cela, Hanna Skrypka ne l’a pas révélé aux Russes. Elle a menti. Elle leur a raconté que les œuvres avaient été déplacées ailleurs.

Pendant les mois d’occupation, le mensonge a été bien gardé. Personne ne savait, à part une poignée d’employés. Trois policiers ukrainiens, déguisés en gardiens de musée, protégeaient discrètement l’établissement et ses milliers d’œuvres cachées.

Mais les collabos étaient partout. « De l’autre côté de la rue, le musée d’histoire locale a accueilli les Russes avec des fleurs », peste Alina Dotsenko, directrice du Musée d’art de Kherson depuis 35 ans.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Alina Dotsenko, directrice du Musée d’art de Kherson depuis 35 ans, aujourd’hui réfugiée à Kyiv

Alina Dotsenko habite désormais la capitale, Kyiv. Réfugiée dans son propre pays, elle a fui Kherson en mai, après avoir refusé d’organiser une exposition pour commémorer la victoire de l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie. « La directrice du musée qu’ils ont choisie pour me remplacer était une chanteuse de cabaret. Leur responsable de la culture était une enseignante de village… »

Tous les employés du musée n’étaient pas chauds à l’idée de se transformer en héros de la résistance. « Allons voir comment ça se passe au musée d’histoire locale. Il y a sûrement des bénéfices à collaborer avec les Russes », insistait une employée auprès d’Hanna Skrypka.

On a tenu cinq mois avant que les Russes n’entrent dans le musée. Mais le 19 juillet, les Russes ont cogné à notre porte. Ils savaient que nous avions caché les œuvres quelque part dans l’immeuble. J’avais été trahie.

Hanna Skrypka, directrice adjointe du Musée d’art de Kherson

Hanna Skrypka a ouvert les portes du musée une à une, en commençant par celle du grenier, pour gagner du temps. Une fois au sous-sol, elle a refusé de déverrouiller la porte, prétextant qu’elle n’avait pas la clé.

Trois agents du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) l’ont escortée chez elle. Là-bas, ils lui ont posé toutes sortes de questions : « Que penses-tu de la guerre dans le Donbass ? Du président Zelensky ? De Poutine ? » Hanna Skrypka était terrifiée. « Ils jouaient à good cop, bad cop. L’un d’eux m’interrogeait pendant que les autres fouillaient la maison. »

À la fin, les agents russes lui ont donné le choix : la clé ou la prison. Hanna Skrypka s’est résignée à déverrouiller la porte du sous-sol. Toutes les œuvres étaient là.

Le 1er novembre, Hanna Skrypka a reçu un appel de la nouvelle administration : on avait besoin de ses services. Elle s’est rendue au musée, sans se douter qu’il serait rempli de soldats russes – et encore moins qu’elle y serait détenue pendant deux jours et deux nuits.

Le pillage était commencé. Enfermée dans une pièce avec dix officiels russes et trois employés qui avaient choisi de collaborer avec l’envahisseur, Hanna Skrypka était chargée de faire l’inventaire des œuvres pillées.

Ça lui brisait le cœur, mais elle n’avait pas d’autre option. « Le plus difficile, cela a été d’être enfermée dans cette pièce avec trois traîtres. Les officiels russes, je ne les connaissais pas. Mais ces trois personnes étaient mes collègues ; je n’arrivais pas à comprendre comment elles avaient pu changer à ce point. »

À quelques coins de rue du musée, à la cathédrale Sainte-Catherine, le père Vitaly soulève la lourde trappe qui mène à la crypte. Elle est vide. Les soldats russes sont passés avant nous, emportant les restes qui reposaient là depuis 200 ans : les ossements de Grigori Potemkine, fondateur de Kherson et amant de Catherine II de Russie.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Dans ce parc du centre-ville de Kherson, la statue de Potemkine a été emportée par les forces russes en retraite.

En face du musée d’art, celui d’histoire locale a aussi été pillé de fond en comble. Non loin, c’est la bibliothèque scientifique qui a été dévalisée. Au centre d’un parc, un piédestal se dresse dans le vide : la statue de Potemkine a été déboulonnée pour être emportée sur la rive opposée du Dniepr.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Les soldats russes ont emporté le cercueil et les ossements de Grigori Potemkine, qui reposaient dans la crypte de la cathédrale Sainte-Catherine de Kherson depuis 200 ans.

Quand il a appris que les soldats avaient dérobé les bustes de deux généraux russes, le ministre ukrainien de la Culture, Oleksandr Tkachenko, n’a pu s’empêcher de les remercier à la blague pour leur aide à dérussifier l’Ukraine…

Le ministre a perdu toute envie de rire en faisant la tournée des salles dépouillées du Musée d’art de Kherson, après la libération. « “Choqué” n’est pas le mot. Je suis furieux, a-t-il déclaré à la télévision. En volant notre héritage, ils croyaient que nous cesserions de vivre et de créer. Mais nous continuerons. »

Selon le ministre, plus de 1000 institutions culturelles ont été pillées ou endommagées depuis le début de la guerre. Ces pillages ne sont pas le fait de quelques pommes pourries au sein de l’armée russe. Ces destructions ne sont pas de simples dommages collatéraux à déplorer.

Tout cela est délibéré. À Kyiv, des drones russes ont ciblé très précisément des bibliothèques recelant des trésors de la littérature nationale. Ailleurs, des missiles téléguidés ont détruit des immeubles abritant des archives d’État.

« Ce n’est pas seulement du pillage pour faire des profits. C’est aussi une tentative pour détruire la culture ukrainienne », souligne l’historien Yurii Kaparulin, professeur à l’Université de Kherson, aujourd’hui réfugié aux États-Unis.

Pour lui, comme pour de nombreux experts du monde entier, le constat est clair : l’Ukraine fait face à une campagne systématique visant à anéantir l’identité d’une nation dont Moscou persiste à nier l’existence.

Une fois chargés, cinq gigantesques camions ont pris la route de la Crimée, cette péninsule de la mer Noire annexée par la Russie en 2014. La collection du Musée d’art de Kherson serait toujours entreposée là-bas. Les autorités russes assurent qu’il s’agit d’une solution temporaire, afin de protéger les œuvres des bombardements.

Personne n’y croit. Tout le monde pense que les tableaux et les sculptures aboutiront dans des collections privées ou des musées de Russie. Cela dit, le danger posé par les bombes, à Kherson, n’est que trop réel.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le Musée d’art de Kherson, un bâtiment classé construit en 1897

À l’intérieur du Musée d’art de Kherson, un magnifique bâtiment classé de la fin du XIXe siècle, des ouvriers s’affairent à scier des panneaux de bois pour les installer aux fenêtres. Hanna Skrypka espère ainsi préserver les vitres du souffle de la déflagration, si un obus s’écrase dans le secteur.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Des ouvriers installent des panneaux de bois aggloméré dans les fenêtres du Musée d’art de Kherson pour protéger les vitres contre d’éventuelles déflagrations.

Elle n’a pas l’intention de fuir sous des cieux plus cléments. Pendant l’occupation, elle a tout risqué pour protéger les œuvres du musée. Désormais, elle risque tout pour protéger le musée lui-même. Pour elle, ça va de soi. « C’est mon travail. C’est ma vie. »

Massacre culturel

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, ARCHIVES REUTERS

Le théâtre de Marioupol, après le bombardement russe qui l’a détruit, en mars 2022

Dans son plus récent bilan, l’UNESCO confirme que 236 sites culturels ont été endommagés depuis le début de la guerre en Ukraine : 105 édifices religieux, 18 musées, 83 immeubles historiques ou artistiques, 19 monuments et 11 bibliothèques. De son côté, le ministre de la Culture déplore la dégradation de 1000 sites culturels en Ukraine. En voici cinq.

Le théâtre de Marioupol

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Le théâtre de Marioupol en janvier 2022, moins d’un mois avant le début de l’offensive russe

La destruction du théâtre de Marioupol a marqué les esprits par son atrocité. L’endroit servait de refuge à des centaines de civils. Au sol, on avait tracé le mot « ENFANTS » avec des pierres blanches pour prévenir les belligérants du haut des airs. Un missile russe a tout de même frappé, le 16 mars 2022. L’horreur. À la fin décembre, le gouvernement d’occupation a commencé à faire disparaître les ruines. « Le théâtre de Marioupol n’existe plus, a écrit sur Facebook le ministre de la Culture de l’Ukraine, Oleksandr Tkachenko. Les occupants se moquent bien de savoir s’il s’agit d’un patrimoine culturel ou s’il appartient à une autre culture. »

Le musée d’histoire locale d’Ivankiv

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MINISTÈRE DE LA CULTURE UKRAINIEN

Le musée d’histoire locale d’Invankiv a été la cible de bombardements russes.

En 1937, Pablo Picasso s’était incliné devant le « miracle artistique de cette brillante ukrainienne ». Il parlait de Maria Primatchenko, dont l’art naïf a inspiré le grand peintre espagnol. Quatre-vingt-cinq ans plus tard, plusieurs toiles de l’artiste ukrainienne ont brûlé dans l’attaque du musée d’histoire locale d’Invankiv, à 50 km de la capitale. Des tableaux ont été réchappés des flammes. D’autres n’ont pas pu être sauvés. Vladimir Poutine veut détruire le patrimoine, l’« effacer de la surface de la Terre », s’était emporté le ministre de la Culture, Oleksandr Tkachenko.

Le musée des antiquités de Tchernihiv

PHOTO SERGE KRYNYTSIA, TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Le musée d’art régional de Tchernihiv

À Tchernihiv, le musée d’art régional, la réserve littéraire et la bibliothèque pour la jeunesse ont tour à tour été ciblés par des frappes russes. Puis, une maison historique liée au musée des antiquités ukrainiennes a été détruite. « Elle avait survécu aux bombardements des bolcheviks en 1918 et en 1919, a fulminé sur Facebook le directeur du musée, Serhiy Laevsky. Elle avait survécu à la Seconde Guerre mondiale sous les bombes des nazis allemands. Puis, la horde nazie de Moscou est venue et a ruiné un très beau et confortable bâtiment de la fin du XIXe siècle – un monument de l’histoire locale. »

La maison du poète de Skovorodynivka

PHOTO MYKHAILO PALINCHAK, ARCHIVES ALAMY STOCK PHOTO

Des missiles russes ont détruit la maison et le musée historiques consacrés à Hryhoriy Skovoroda.

Le 7 mai 2022, des missiles russes ont frappé la maison et le musée historiques consacrés au philosophe et poète du XVIIIe siècle Hryhoriy Skovoroda, au cœur du village de Skovorodynivka, dans la région de Kharkiv. De nombreux manuscrits et artéfacts ont été enterrés sous les décombres. Un acte de destruction délibéré, a dénoncé Volodymyr Zelensky. « Des frappes ciblées sur des musées : ce n’est même pas quelque chose auquel certains terroristes penseraient », a déclaré le président dans son allocution nocturne.

L’or scythe du musée de Melitopol

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

De l’or scythe vieux de 2300 ans a été dérobé par les militaires russes.

À la fin d’avril 2022, Ivan Fedorov, maire de Melitopol, a dévoilé que les forces d’occupation russes avaient spolié des objets d’art de très grande valeur au musée d’histoire locale : de l’or scythe vieux de 2300 ans. Elles avaient pillé 198 objets d’art. « C’est une des collections les plus importantes et les plus dispendieuses d’Ukraine », avait déploré le maire.

Consultez la liste des sites culturels endommagés en Ukraine

Quand le pillage devient arme de guerre

PHOTO FOURNIE PAR YURII KAPARULIN

L’historien ukrainien Yurii Kaparulin, spécialiste de l’Holocauste à l’Université de Kherson, photographié devant l’Université du Michigan, à Ann Arbor

Professeur à l’Université de Kherson, l’historien Yurii Kaparulin se trouvait hors d’Ukraine lorsque l’invasion russe a commencé, le 24 février 2022. Il n’y a jamais remis les pieds. Ce spécialiste de l’Holocauste a trouvé refuge aux États-Unis avec sa famille. Désormais chercheur associé à l’Université du Michigan, il explique pourquoi la Russie tente d’éradiquer l’identité de la nation ukrainienne.

Selon les autorités ukrainiennes, plus de 1000 sites culturels ont été endommagés depuis le début de la guerre. Des théâtres et des centres culturels ont été bombardés. Des musées et des bibliothèques ont été pillés dans les villes conquises. Comment expliquer cette destruction à grande échelle ?

Ce n’est pas seulement du pillage pour faire des profits. C’est aussi une tentative pour détruire la culture ukrainienne. Si pas entièrement, du moins en partie. Dans le discours de Vladimir Poutine, on retrouve l’idée que la nation ukrainienne n’existe pas. Ses politiques nient le concept d’un État ukrainien et de son indépendance. Elles ont pour but de détruire l’Ukraine, non seulement en conquérant des territoires et en tuant des gens, mais aussi en anéantissant sa culture.

Vous avez étudié l’histoire tragique de Kherson sous l’occupation allemande. Il est évidemment fort délicat de comparer tout régime conquérant avec celui des nazis, mais allons-y tout de même : voyez-vous des parallèles entre le conflit actuel et la Seconde Guerre mondiale ?

Avant que les nazis envoient les Juifs dans le ghetto de Kherson et les exécutent en masse, en septembre 1941, ils avaient saisi tous leurs biens et objets culturels et les avaient envoyés par train en Allemagne. Ce n’est pas la même situation aujourd’hui. Cela dit, Kherson est aux prises avec un nouvel épisode de pillage d’objets culturels. Pendant l’occupation, les nazis n’ont pas seulement pillé la propriété privée des résidants juifs. Ils ont aussi pillé les musées. Les mêmes qui sont maintenant pillés par les Russes ! Et puis, au centre de la ville, nous avions une statue de Grigori Potemkine. Quand les soldats russes ont volé ce monument, ils ignoraient sans doute qu’il s’agissait d’une reproduction. L’œuvre originale, pillée par les nazis en 1941, n’a jamais été restituée…

Reproduction ou non, Grigori Potemkine, fondateur de Kherson et amant de Catherine II, symbolise le défunt empire russe. Or, Moscou justifie la saisie de certaines œuvres en soutenant qu’elles n’ont jamais été ukrainiennes, puisqu’elles appartiendraient depuis toujours à la grande Russie. Qu’en dites-vous ?

À Kherson, certains objets culturels étaient particulièrement intéressants pour les Russes, comme ces monuments à la gloire des personnages de l’ancien empire. Mais ces personnages sont aussi liés à l’histoire locale de Kherson. Les Russes ont pris ces monuments comme s’ils leur appartenaient, sous prétexte que Kherson faisait autrefois partie de l’empire. Ils ont aussi volé des archives d’État de l’époque soviétique parce qu’ils estiment que c’est leur histoire, leur propriété. Ils nient complètement le fait que l’Ukraine puisse posséder sa propre histoire. C’est de la véritable manipulation. Un pays ne peut pas dire que les œuvres d’art d’une nation voisine lui appartiennent parce que cette dernière faisait autrefois partie de son empire !

La Russie répète que ces pillages à grande échelle ne sont en réalité que des évacuations, destinées à protéger les œuvres des combats. Une fois la paix retrouvée, les biens culturels de l’Ukraine seront rendus. Y croyez-vous ?

Bien sûr que non. Mes parents vivent toujours à Kherson. Pour eux, comme pour moi, la situation est très claire. Les Russes bombardent la ville tous les jours. Si ça continue comme ça, dans quelques mois, Kherson sera totalement détruit. Là-bas, comme ailleurs en Ukraine, on constate que les Russes détruisent délibérément les sites historiques, les musées et d’autres endroits ayant une quelconque valeur culturelle. S’ils voulaient vraiment protéger les œuvres d’art, ils ne bombarderaient pas les immeubles qui les abritent.

Croyez-vous que les œuvres d’art pillées par les forces d’occupation russes soient perdues à jamais ? Peut-on espérer qu’un jour, la Russie restitue ces biens spoliés, comme l’a fait l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale ?

Cela dépend de la façon dont cette guerre se terminera. L’Allemagne a subi une défaite totale à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Je ne suis pas certain que la Russie subira le même sort, puisque ce pays possède l’arme nucléaire. Il m’apparaît clair, en tout cas, qu’elle ne retournera pas ces biens culturels dans la prochaine année. Il ne suffira pas de lui demander poliment de les restituer ; ça ne fonctionnera pas. Il faudra passer par les tribunaux internationaux. Selon la Convention de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, ce que fait la Russie depuis des mois en Ukraine constitue des crimes de guerre. Ces crimes doivent faire l’objet de poursuites devant la Cour pénale internationale. Mais les processus dureront des années. Ça sera très difficile.