Kim Lévesque-Lizotte arrive au Café Sfouf, rue Ontario, avec un léger retard. Conciliation travail-grève-famille. L’humoriste, chroniqueuse, scénariste (Les Simone, Virage, Avant le crash) – et accessoirement mère d’une fillette de 5 ans – a réussi à se libérer afin de me consacrer deux heures d’entrevue, avant un tournage.

« Je parle beaucoup ! », m’a-t-elle averti, lorsque je lui ai proposé de discuter de l’impact que la tragédie de Polytechnique a eu sur elle, qui était trop jeune le 6 décembre 1989 pour saisir toute l’ampleur et les nuances. « Je suis un peu TDAH, donc parfois je pars dans une direction… N’hésite pas à me ramener sur le chemin ! », me dit-elle.

Je rencontre une tornade féministe. Un moulin à paroles et d’idées qui réfléchit depuis des années à sa place, et à celle des femmes en général, dans notre société patriarcale. Elle avait 5 ans, comme sa fille, quand Marc Lépine est entré à l’École polytechnique et a tué 14 femmes en 19 minutes, en les séparant des hommes et en laissant derrière lui un réquisitoire misogyne ainsi qu’une liste de féministes qu’il aurait souhaité abattre.

Kim Lévesque-Lizotte n’a pas de souvenir précis de Poly, mais se rappelle en revanche un livre que sa mère, qui avait l’âge des victimes, avait acheté quelques semaines plus tard. Dans Manifeste d’un salaud, le journaliste Roch Côté prétendait que « le discours féministe sur la violence est irrationnel et sans fondement » et reprochait aux féministes québécoises de récupérer la tuerie de Polytechnique afin de mieux culpabiliser les hommes.

« Pendant 20 ans de ma vie, j’ai vraiment intégré ce discours du fou, du loup dans la bergerie, de l’incident isolé, explique l’autrice. Il ne fallait surtout pas donner l’impression de mettre tous les hommes dans le même panier. Manifeste d’un salaud, c’était ça : je ne suis pas ce salaud, je ne suis pas ce terroriste, je n’ai rien à voir avec Marc Lépine. »

Au lendemain de la tuerie, rappelait récemment en entrevue Marie-Joanne Boucher, coauteure de la pièce Projet Polytechnique (actuellement à l’affiche du TNM), on appelait dans les tribunes téléphoniques pour dire que les féministes prenaient beaucoup de place dans la société.

« Comme s’il fallait s’attendre à ça. Quand il arrive ce genre de drame, il faut vite se rappeler que nos pères, nos grands-pères et nos amis sont de bonnes personnes. Je pense que c’est un mécanisme normal de défense de se dire : je ne suis pas ça. Mais ça nous empêche d’affronter le problème, qui est décuplé aujourd’hui parce qu’en 1989, on n’a pas voulu l’affronter. »

C’est en entendant il y a cinq ans en entrevue la journaliste Francine Pelletier, ciblée à l’époque dans la liste de Marc Lépine, que Kim Lévesque-Lizotte dit avoir pleinement saisi que Poly était un crime haineux contre les femmes, et pas cet acte isolé que certains ont voulu voir.

On a voulu en faire une exception, mais c’était intentionnel. C’était chargé et ciblé contre des femmes. Ce n’était pas un acte de folie.

Kim Lévesque-Lizotte

Les policiers ont pourtant tout fait pour que la lettre misogyne de Marc Lépine ne soit pas rendue publique, afin d’empêcher – prétendaient-ils – qu’elle n’encourage d’autres hommes à commettre des crimes semblables. Ce faisant, ils ont caché au public pendant des mois ce qui a poussé Lépine à commettre son crime. C’est grâce à Francine Pelletier qu’elle a été publiée dans La Presse, presque un an plus tard.

« Même si l’épitète (sic) Tireur Fou va m’être attribué (sic) dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel », écrivait Lépine, dans une diatribe antiféministe qui n’est pas sans rappeler certains discours masculinistes actuels.

Le ressac Andrew Tate

Notre discussion bifurque inévitablement vers Andrew Tate, cet influenceur misogyne accusé de viol, inculpé pour traite de femmes à des fins d’exploitation sexuelle, qui a néanmoins des millions d’adeptes chez les adolescents et jeunes hommes, notamment au Québec.

« On vit dans une société capitaliste qui accorde beaucoup d’importance à l’image. Avoir de l’argent, avoir le plus de conquêtes possible, avoir du beau linge, un beau char, être musclé, qu’on le veuille ou pas, masculiniste ou pas, c’est valorisé. Quand tu es un garçon de 15, 16 ou 20 ans et qu’un Andrew Tate te dit que tu auras accès à tout ça facilement si tu suis ses conseils, tu peux te laisser convaincre. Je vois ça comme de la croissance personnelle négative. Andrew Tate, c’est un symptôme. »

L’autrice a de l’empathie pour ces jeunes hommes qui vivent des ruptures amoureuses douloureuses, perçues comme des trahisons, et qui se consolent en buvant les paroles rassurantes de gourous masculinistes.

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Kim Lévesque-Lizotte, en entrevue avec notre chroniqueur

Quand on est vulnérable, on peut se faire engouffrer dans les algorithmes et se laisser convaincre que la femme est un objet, qu’elle n’a pas le droit de nous faire mal. C’est séduisant quand ça soulage sa douleur. C’est un travail en amont de faire comprendre aux garçons les dangers de tout ça.

Kim Lévesque-Lizotte

Elle trouve, en général, que l’on parle beaucoup de la détresse des garçons radicalisés par les Andrew Tate de la manosphère, mais peu de l’impact de cette radicalisation sur des adolescentes et jeunes femmes, tout aussi vulnérables. « Ce qui me fait peur en ce moment, c’est le ressac. On recule. Les femmes sont rapidement ramenées à l’état d’objet », rappelle Kim Lévesque-Lizotte, tête d’affiche en 2021 du documentaire Allô, voici mon pénis sur les dick pics.

« À quel point méprise-t-on les femmes, collectivement, pour conclure qu’un jeune homme qui emprunte des codes féminins, qui porte une jupe ou se met du vernis à ongles, ne s’émancipe pas, mais est un déviant qui fait régresser la société ? », demande-t-elle.

Elle m’emprunte mon calepin de notes et me fait littéralement un dessin. Elle dessine un diagramme circulaire divisé en deux, avec la lettre F (pour femmes) d’un côté et H (pour hommes) de l’autre. Dessous, elle trace un autre cercle, dans lequel elle dessine une petite pointe de tarte où elle inscrit un F. Ce deuxième diagramme, conclut-elle, est celui qui illustre le mieux le combat féministe contre le statu quo, qui ne se livre pas à armes égales.

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« Les femmes qui déplacent de l’air, ça dérange ! », soutient Kim Lévesque-Lizotte.

Je suis vraiment pessimiste pour ma fille de 5 ans. On vit dans un monde où les oppresseurs sont tellement puissants que les révolutions ne sont plus possibles. La révolution en Iran n’est pas possible. On peut tuer une femme pour un voile.

Kim Lévesque-Lizotte

La révolution féministe

« Je n’ai rien de subversif », m’assure Kim Lévesque-Lizotte. Pourtant, elle a imaginé, mi-figue, mi-raisin, un guide de la révolution féministe qui s’appuie sur les outils du patriarcat, à commencer par le pouvoir économique.

« Une vraie révolution va être possible quand les féministes seront vraiment radicales et ne feront plus de bébés, de cuisine ou de tâches ménagères. Il n’y aura plus de conciliation travail-famille ni de charge mentale pour les femmes. Les féministes ne feront que travailler et deviendront une force économique incontournable. On aime tellement les hommes qu’on n’est pas capables de faire ça ! », dit-elle en riant.

Elle-même a été élevée dans le Bas-Saint-Laurent et à Québec par un père avant-gardiste à qui incombait, dit-elle, l’essentiel de la charge mentale.

C’est sûr que mon sentiment d’injustice vient d’un certain décalage entre ma réalité familiale et la société. Mon père faisait le ménage, il faisait la couture et la cuisine. Il nous donnait le bain parce que ma mère était souvent sur la route, comme représentante.

Kim Lévesque-Lizotte

Si elle nourrit un quelconque optimisme pour sa fille, c’est grâce au fait d’être elle-même mieux outillée pour la guider dans son rôle de mère depuis le phénomène #metoo. Elle a eu une épiphanie, dit-elle, en prenant connaissance il y a quelques années du terme gaslighting (détournement cognitif), dont elle ignorait le sens. Elle est convaincue que sa fille saura mieux qu’elle constater qu’on la manipule ou qu’on invalide ses émotions.

Kim Lévesque-Lizotte est parfois bousculée par les réactions que suscitent ses prises de parole, notamment aux émissions Bonsoir bonsoir ! ou Tout le monde en parle (« Les femmes qui déplacent de l’air, ça dérange ! », constate-t-elle). Mais ce sont les réponses virulentes à ses statuts sur Amber Heard, dont elle a pris la défense sur les réseaux sociaux face à Johnny Depp, qui l’ont carrément empêchée de dormir.

« Il faut arrêter de condamner les femmes victimes de violence. Ce sont nos sœurs, nos filles, nos amies, nos collègues. Des femmes m’ont écrit pour me parler des conséquences de leur agression sexuelle. Ce sont de petites morts. La plupart des femmes vont vivre quelque chose qui va de la microagression au viol. Les 14 victimes de Poly contribueraient aujourd’hui à la société. Certaines auraient des enfants. On a empêché qu’elles puissent s’épanouir et s’émanciper. C’est quelque chose que l’on fait subir aux femmes à plus petite échelle. Cette violence fait en sorte que les hommes gardent une emprise sur les femmes. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : une grande histoire d’amour. Je me couche le soir en pensant à mon café du matin. J’en bois trois ou quatre par jour, je les délecte, ils me réconfortent, c’est comme un dessert qui me donne de l’énergie. Et depuis que je suis mère, c’est mon meilleur ami.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Bell Hooks, Simone de Beauvoir, Benoîte Groult, Janette Bertrand, Mona Chollet… Ce sont presque des guides spirituelles. Quand je me sens en perte de repères, je replonge dans leurs écrits, ça m’apaise, me rassure et me donne la force et le savoir nécessaires pour repartir dans la bonne direction. J’aimerais les réunir bien sûr pour parler de cette dualité de la vie des féministes : ce qu’on défend en public et ce qu’on vit dans l’intime.

Sur ma pierre tombale, j’aimerais que l’on inscrive : Enfin libérée du patriarcat ! (c’est une blague !) Tout ce que je voudrais qu’on retienne, c’est « Elle s’est battue avec sa plume pour qu’on apprenne à aimer les femmes ».

Un don que j’aimerais posséder : pouvoir déclencher de vifs élans d’empathie à ceux qui n’en ont pas.

Mon auteur préféré : J’en ai trop ! Depuis ma lecture de Sorcières, Mona Chollet est l’écrivaine qui m’a le plus marquée ces dernières années. Mais Nelly Arcan va toujours rester l’écrivaine qui m’a le plus remuée, de tout mon être, de toute ma « burqa de chair ». J’ai une affection profonde pour les femmes qui philosophent sur notre condition.

La dernière fois que j’ai pleuré : Gaza. Les images. Les enfants. Mon cœur de mère, d’humaine, incapable de concevoir qu’on assiste à un tel acte sous nos yeux, impuissants.

Qui est Kim Lévesque-Lizotte ?

  • Née à Saint-Pacôme, dans le Bas-Saint-Laurent, elle a vécu à Québec et à Toronto avant de s’installer à Montréal.
  • Elle est diplômée de l’École nationale de l’humour.
  • Elle commence sa carrière d’humoriste en 2010, avec des chroniques à l’émission Un gars le soir et Selon l’opinion comique.
  • Elle est l’autrice des séries Les Simone, Virage et Avant le crash, avec son amoureux Éric Bruneau, planche sur un premier scénario de film et une adaptation pour le théâtre de la pièce Moi et l’autre.