Au moment où Ottawa accuse l’Inde d’avoir commandité l’assassinat d’un leader communautaire sikh au Canada, on souligne cette semaine les cinq ans d’un autre meurtre extraterritorial marquant.

Le 2 octobre 2018, le journaliste Jamal Khashoggi a été littéralement découpé en morceaux par une équipe d’assassins saoudiens à Istanbul, en Turquie. Le crime aurait été approuvé par le prince héritier Mohammed ben Salmane, selon les services de renseignement américains.

Cinq années pendant lesquelles les grandes puissances occidentales, gardiennes de la démocratie et des droits de la personne, ont décidé en réaction à ce crime crapuleux de… s’aplatir.

Justice n’a toujours pas été rendue, a dénoncé l’organisation Amnistie internationale à l’occasion de ce triste anniversaire.

Pourquoi l’Arabie saoudite peut-elle tuer un journaliste sans conséquences ?

Si vous me demandez de vous fournir la réponse courte, je n’aurai besoin que d’un seul mot.

PHOTO AHMED JADALLAH, ARCHIVES REUTERS

Des flammes sont visibles dans l’installation pétrolifère de Saudi Aramco, érigée sur le gisement de Shayba, en Arabie saoudite.

Pétrole.

L’Arabie saoudite démontre année après année que l’or noir lave plus blanc. Il lui permet de décrasser sa réputation. Et de s’acheter de bonnes relations.

La réponse longue ? J’ai téléphoné à la directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone, France-Isabelle Langlois, pour en discuter avec elle.

« C’est sûr qu’au bout du compte, c’est beaucoup l’économie qui fait en sorte qu’on veut renouer avec un État comme l’Arabie saoudite ou garder de bonnes relations diplomatiques avec lui. Mais c’est aussi une question de jeux de pouvoir dans la région, d’équilibre des forces », a-t-elle souligné.

Vous avez peut-être remarqué, par exemple, que la Chine – rival stratégique des Américains – étend maintenant ses tentacules partout au Moyen-Orient. Elle a même, en début d’année, parrainé une entente qui a permis la reprise des relations diplomatiques entre les Saoudiens et les Iraniens. Un triomphe pour Pékin qui n’est bien sûr pas passé inaperçu à Washington.

Nous avons aussi parlé de la façon dont la guerre en Ukraine a changé la donne. « Elle est probablement venue accélérer ce besoin de ne pas se mettre à dos un État pétrolier [comme l’Arabie saoudite]. Parce qu’on a besoin du pétrole », a-t-elle confirmé.

Quand je vous disais que l’or noir lave plus blanc…

PHOTO BANDAR ALGALOUD, FOURNIE PAR REUTERS

Lorsqu’il était encore candidat à la présidence, Joe Biden avait promis de traiter l’Arabie saoudite en « paria », en particulier à cause de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Le 15 juillet 2022, le président américain a pourtant rencontré le prince héritier Mohammed ben Salmane à Djeddah, en Arabie saoudite.

« Et effectivement, la géopolitique a changé. La guerre est aux portes de l’Europe de l’Ouest et ça implique que des pays comme les États-Unis et le Canada ont intérêt à avoir de bonnes relations avec un pays comme l’Arabie saoudite. »

Même le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a remercié l’Arabie saoudite, alors qu’il participait à un sommet de la Ligue arabe dans ce pays en mai dernier, pour le soutien accordé à l’Ukraine.

À cela, il faut ajouter l’usure du temps. Une crise chasse l’autre. Un scandale éclate et, peu de temps après, à peu près tout le monde trouve rapidement d’autres raisons de s’indigner. Nos sociétés souffrent d’un déficit d’attention permanent.

Au sein des démocraties, les dirigeants supposent donc que « les gens sont passés à autre chose », m’a fait remarquer France-Isabelle Langlois. Ils estiment qu’ils peuvent se permettre de réhabiliter le royaume saoudien.

Ce qui joue aussi en faveur du régime du prince héritier Mohammed ben Salmane, c’est l’opération de blanchiment de grande envergure qu’il est en train de mener. Pour redorer son blason, le royaume dépense sans compter.

L’exemple le plus saisissant est celui de l’univers du sport.

L’argent de l’or noir permet les plus grandes fantaisies, car tout homme semble avoir son prix. Y compris certains des joueurs de soccer les plus renommés.

PHOTO STR, ASSOCIATED PRESS

Le joueur brésilien Neymar a accepté un salaire évalué à 90 millions d’euros (130 M $CAN) pour jouer en Arabie saoudite.

Cristiano Ronaldo, Karim Benzema et Neymar ont accepté des ponts d’or pour jouer en Arabie saoudite. Des salaires délirants, assortis de conditions d’une extravagance indécente.

On a fait grand cas du fait, par exemple, que Neymar pourra utiliser, aux frais du royaume, un jet privé et huit voitures de luxe.

Le même phénomène s’observe dans le monde du golf – l’Arabie saoudite a fusionné son circuit avec celui de la Professional Golfers’ Association of America (PGA).

Et dans celui des arts – le pays a notamment financé cette année le film Jeanne du Barry de la cinéaste française Maïwenn.

Un an après le meurtre de Jamal Khashoggi, je m’étais entretenu avec Agnès Callamard, qui était alors la rapporteure spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires. Dans le cadre de ses fonctions, elle avait enquêté sur cet assassinat.

Les meurtres visant des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme et des militants politiques représentent un « phénomène d’ampleur mondiale », avait-elle souligné dans un rapport.

Et l’impunité sert de carburant à ce phénomène, elle en était convaincue.

PHOTO EVELYN HOCKSTEIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le premier ministre indien Narendra Modi (au centre), le président américain Joe Biden (à droite) et le prince héritier et premier ministre saoudien Mohammed ben Salmane se tiennent la main avant le début d’une séance au sommet du G20 à New Delhi, le mois dernier.

C’est l’une des raisons centrales pour lesquelles la justice doit prévaloir dans un cas comme celui de Jamal Khashoggi. « Par l’intermédiaire de son cas, on peut en protéger beaucoup d’autres », m’avait-elle dit.

L’inverse est aussi vrai. En faisant passer leurs intérêts avant leurs principes moraux, les divers élus, sportifs ou artistes qui ferment les yeux sur les exactions du régime saoudien mettent en danger d’autres vies.

Le meurtre qui a été commis sur le sol canadien en juin dernier en est la preuve. Et l’appui timide offert au Canada par ses alliés est un autre bel exemple d’à-plat-ventrisme.

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