Il y a à Londres, sur le bord de la Tamise, une très vieille église désacralisée où s’est installé, il y a une cinquantaine d’années, le Garden Museum. On voit du haut de sa tour médiévale le palais de Westminster et son Big Ben, la grande roue du London Eye et les grues qui élèvent leurs cous métalliques un peu partout au-dessus de la ville.

À l’intérieur, sous les arches de pierre, de petites expositions côtoient une librairie bien garnie, ouvrages pour enfants et beaux recueils de dessins anciens, des esquisses de fougères et des gouaches colorées où des pivoines sommeillent au soleil. La cour, toute verte et foisonnante, abrite le magnifique tombeau de John Tradescant, naturaliste et jardinier, entre autres, du duc de Buckingham, favori du roi James et légendaire protagoniste des Trois Mousquetaires.

C’est en voulant visiter la tombe de Tradescant en 1976 que Rosemary Nicholson, une horticultrice dévouée, a constaté le délabrement de l’église et décidé de militer pour la transformer en musée. Aujourd’hui, des abeilles butinent entre les vieilles pierres, à deux pas du centre-ville d’une des plus grosses métropoles d’Europe, et des ateliers accueillent les enfants aux petites mains vertes.

C’est, évidemment, un lieu d’une grande beauté, et on a beau vouloir éviter le cliché de l’« oasis de paix », on ne s’en sort pas : c’est une oasis de paix.

Je suis sortie de là ravie et enchantée, convaincue que notre salut collectif passait par des endroits comme celui-là, où se rencontrent l’amour de la nature, le désir de transmission, la patience et l’érudition. « Me semble que ça ferait un beau sujet de chronique », ai-je dit. Mon chum a souri : « Ça va, la madame bourgeoise. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DU GARDEN MUSEUM

Vue sur Londres du haut de la tour médiévale du Garden Museum

Une petite moquerie, une judicieuse mise en garde. La madame bourgeoise, caricature d’un type dont je serais bien malvenue d’essayer de me dissocier complètement, est pourtant bien intentionnée. Elle a des idées et des convictions, elle voudrait voir des musées du Jardin pousser dans chaque ville et des épiceries zéro déchet ouvrir partout, elle est écolo, solidaire et informée. Elle milite, plus ou moins activement, pour tout ce qui est vert ou verdissant, ruelles, jardins publics, agriculture urbaine. Elle connaît bien la permaculture, il est même très possible qu’elle ait fait un séjour ou deux dans une ferme pour en apprendre les rudiments, ses poules nourries à la moulée bio ont des prénoms mignons et elle lorgne le fond de la cour, où une ruche aurait tellement sa place tout à côté du tonneau d’eau de pluie.

Elle voit quand elle ferme les yeux des chapelets de fermettes heureuses, où poussent en touffes libres et désordonnées des plantes du terroir que nous réapprendrions à cuisiner et à mettre en pot en gang. Il y a de grandes tables de bois croulant sous les récoltes, des enfants aux joues roses qui courent parmi les graminées, des voisins qui sont venus faire du troc, mon ail des bois contre ta gelée de sorbier, mes courgettes contre une heure de ton temps dans la bergerie. Quelqu’un débouche un petit vin orange, légère entorse à la politique anti-importation qui se justifie par son pedigree irréprochable, biodynamie et levures indigènes, on est loin de l’ignominieuse banane monocultivée. Demain, on ira tous ensemble au musée du Jardin.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Cultiver ses légumes en communauté est un idéal… pas nécessairement accessible à tous.

Je suis là moi aussi, bien sûr, je sirote une infusion de monarde au soleil, les mains encore noires d’avoir déterré des topinambours pour le souper qui sera préparé dans la cuisine collective. Le doute ne m’effleure pas. Bien sûr qu’un tel mode de vie est meilleur pour ma santé, pour ma communauté, pour la planète. Je peux me reposer sur cette conviction : nous sommes du bon côté de la force, dans l’inattaquable camp de la vertu.

Quelqu’un se lèvera-t-il de table, à l’heure des digestifs, pour éclairer cette évidence qui se tapit dans nos angles morts, à savoir que la vertu, la plupart du temps, est un luxe ?

Peut-être est-ce une mère de famille monoparentale épuisée qui passait par là en rentrant d’une virée chez Walmart où elle a réussi le miracle d’équiper ses trois enfants en bottes d’hiver neuves pour moins de 100 $ ? « Oui, mais as-tu pensé à faire du troc ? », lui demandera l’un d’entre nous. « Sais-tu seulement comment Walmart traite ses employés ? » Des paroles qui seront prononcées sans effort – il est si facile d’avoir moralement raison quand nos enfants mangent à leur faim et qu’on se sent en sécurité chez soi.

Sur les parois du tombeau de Tradescant, au milieu du musée du Jardin, une hydre lève ses sept têtes au-dessus d’un crâne humain. Il y a des ruines aussi, quelques fossiles gravés dans la pierre et un gros reptile qui semble dormir dans un coin. On peut les voir comme une allusion au fait que toute chose a une fin, ou alors comme un appel à la lucidité, une fleur d’humilité au cœur de la luxuriance.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue