L’été dernier, au beau milieu d’un mois de juillet qui n’en finissait plus de faire chialer les vacanciers, j’ai emmené ma fille et une de ses amies voir Indiana Jones and the Dial of Destiny. Elles semblaient un peu dubitatives quant au coefficient héroïque d’un monsieur de 80 ans, mais je les avais rassurées : si quelqu’un était susceptible de sauver le monde avec un fouet à cet âge vénérable, c’était bien Indiana Jones. J’aurais pu ajouter qu’il n’a dans les faits que quelques mois de plus que le président des États-Unis, mais j’ai préféré me taire, jugeant l’argument peu vendeur.

Comme tous les autres films de la série, The Dial of Destiny commence par une longue scène d’action qui tient lieu de prologue et de mise en place. Celle-là se déroulait à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, en pleine déroute nazie, une période de l’histoire, soyons lucides, peu maîtrisée par des fillettes à la veille de leur sixième année.

J’en étais à tenter de résumer en une phrase claire et accessible les raisons de la défaite allemande quand Indy s’est mis à courir sur un train, et que la musique est partie.

Là évidemment je pars du principe que tout le monde a déjà entendu le thème classique d’Indiana Jones, comme celui de Star Wars. Je me leurre sans doute, n’empêche, il me semble presque impossible de ne pas connaître ces quelques phrases tonitruantes et héroïques, personne ne s’est jamais sorti du pétrin aussi triomphalement qu’Indiana Jones, hissé par les notes de John Williams.

Indy court sur un train, donc, la musique part, et je me mets à pleurer. Je fais ça en toute discrétion, d’abord parce que c’est certes louche, une maman qui pleure pendant un film d’action, c’est cringe et c’est « suss », surtout que je ne pleure à peu près jamais, et que je suis moi-même un peu prise de court par cet élan de nostalgie pure. À quatre reprises dans le film, le thème retentira, et à quatre reprises, je ferai semblant de longuement me gratter la tempe pour cacher mon émoi.

C’est qu’on prend rarement la mesure du temps qui nous sépare de notre enfance. C’est une durée qu’on ressent lors des deuils ou de certaines retrouvailles, lorsqu’on croise une mélodie oubliée ou un vieil ami, mais le reste du temps, nos vies se déroulent dans un présent teinté de passé peu lointain et de futur proche – il faut du temps pour penser au temps, et la plupart d’entre nous en ont peu. Or voilà qu’elle a été télescopée, cette durée, par quelques mesures de musique et un monsieur en cavale sur un train. Trente-cinq années venaient d’être compressées par la vivacité d’un souvenir, et je voyais, dans cet intervalle rendu minuscule, tout ce qui avait été perdu, tout ce qui s’était enfui.

Il y avait des forts dans la neige et des pantalons de corduroy, la voix de Cyndi Lauper et la version française de Shogun, mais au-delà de tout cela, c’était une nostalgie pour la simplicité que je ressentais si vivement, la fin irrévocable d’une époque où tout semblait clair, où il y avait des bons et des méchants et aucune zone grise où la morale et l’intégrité risquaient de venir s’enliser. Pourtant on ne se fera pas d’accroire – n’en déplaise aux esprits chagrins qui semblent tenir mordicus à l’idée que le monde ne s’est jamais aussi mal porté –, les années durant lesquelles s’est déroulée mon enfance n’étaient pas roses, ni blanches et noires d’ailleurs, elles étaient grises et complexes comme l’ont été celles d’avant, et celles depuis.

Mais au-delà de l’éclairage flatteur que donnent à toute époque les enfances épargnées, il y avait les histoires aux morales manichéennes dont nous étions bercés, Star Wars et Indiana Jones en tête, qui expliquaient le monde en termes simples et réconfortants, les méchants d’un bord, nous de l’autre.

C’était tout cela qui courait triomphalement derrière Indy, nos certitudes enfuies, l’irrécupérable naïveté de l’enfance.

Comment en vouloir aux adultes que nous sommes devenus de toujours galoper derrière les jugements sans appel et de fuir l’ambiguïté morale ? Loin des plaines de la certitude, le terrain de la nuance est complexe et accidenté, et il est si facile d’y perdre son chemin. Pas pour rien si à gauche comme à droite de l’échiquier, on cherche des routes plus dégagées, où les wokes sont tous hystériques et les conservateurs des édentés, responsables, dans les deux cas, de la déliquescence de la société. Le point d’exclamation, on va se le dire, sera toujours plus vendeur que le point d’interrogation.

Alors on court sur des trains, portés par la musique de Williams et notre nostalgie, en espérant le happy end qu’ont toujours mérité les héros qui ne doutent jamais d’eux-mêmes.

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