Chaque matin, avant même de sortir du lit, je passe en revue les nouvelles. Nous devons être légion à faire cela – avec nos téléphones et nos tablettes, même plus besoin d’allumer, hop, un léger toucher du doigt et nous voilà connectés. L’habitude ne doit pas être hyper saine, on est loin des verres d’eau citronnée et des salutations au soleil, mais elle est bien ancrée : bonjour monde, comment vas-tu ? La réponse est toujours la même : mal.

La profondeur de ce mal varie, mais quand on en est rendus au stade où ça prend une guerre surprise pour en éclipser une autre, j’abandonne la une pour les sections scientifiques des journaux, où un peu de beauté parvient parfois à se frayer un chemin, une nouvelle étoile, la photo d’une galaxie éloignée, un aperçu du début des temps. Ces derniers temps, il m’arrive aussi de me rabattre sur tout ce qui a trait au procès de Sam Bankman-Fried.

Ce n’est pas, en soi, un fait particulièrement réjouissant. Bankman-Fried, jeune milliardaire de la crypto, poster boy de cette nouvelle génération de gens d’affaires qui gère des millions en t-shirt et en bermuda et prétend considérer l’enrichissement personnel comme le simple corollaire d’une démarche idéologique, est accusé d’avoir orchestré une fraude colossale qui aurait fait perdre pas loin de 10 milliards à ses investisseurs. Les États-Unis ayant le système de justice qu’ils ont, il est passible d’une peine un peu surréaliste de 110 ans de prison.

Je serais bien malhonnête si je ne reconnaissais pas qu’à la base, ce dossier me procure une belle dose de schadenfreude, cette joie malsaine que l’on ressent face au malheur d’autrui, et qu’il y a quelque chose de cosmiquement satisfaisant à voir se planter une personne qui a basé son modèle d’affaires sur sa conviction intime d’être plus brillante que tout le monde.

Mais il y a plus. Chaque article mène à un autre, c’est un « trou de lapin » sans fin, un puits sans fond qui s’ouvre sur l’orgueil, l’aveuglement, la cupidité et l’altruisme, le cynisme et l’espoir. Je n’exagère rien, tout est là, et je parierais une belle quantité de bitcoins que les droits d’adaptation ont déjà été achetés par un producteur véreux et futé, la série va être extraordinaire, un beau take moderne sur le mythe d’Icare.

Des actrices se battront sans doute pour obtenir le rôle de Caroline Ellison, l’ancienne petite amie de Bankman-Fried, qui à 26 ans était PDG de son entreprise et, à 28 ans, vient de lui asséner ce qui pourrait être un coup de grâce en témoignant contre lui. Les médias et les réseaux sociaux américains décortiquent déjà tout ce qui peut se trouver à son sujet. Elle est mathématicienne, fan d’Harry Potter, elle serait adepte du polyamour ou des orgies, selon les sources. Elle aime les jeux « grandeur nature » et s’exprimait allègrement sur Twitter et Tumblr avec aplomb – un de ses tweets refait surface dans presque chaque article, elle y vantait les mérites de l’usage régulier d’amphétamines, « qui permet de constater à quel point l’expérience humaine non médicamentée peut être bête [dumb] ».

PHOTO EDUARDO MUNOZ ALVAREZ, ASSOCIATED PRESS

Caroline Ellison quitte le tribunal fédéral de Manhattan après avoir témoigné le mardi 10 octobre.

Comme Bankman-Fried, elle adhérait, avec plus ou moins de rigueur sans doute, à l’« effective altruism », un mouvement philosophique prônant une charité efficace et pragmatique – une pensée complexe et évolutive dont les ramifications, pour peu qu’on cherche à les faire croître dans le sens de certains biais et préjugés, ne mènent pas toutes vers la lumière. Et des biais et des préjugés, il semble y en avoir eu des tonnes, mais encore là, comment prétendre comprendre un individu en se basant sur des écrits filtrés et récupérés par les médias ? Il doit bien y avoir une vraie personne, quelque part, mais ce n’est pas d’elle qu’on parle : Caroline Ellison est déjà devenue un personnage.

Ils le sont tous, d’ailleurs. Une bande de jeunes gens extrêmement intelligents qu’il serait facile de caricaturer ou de qualifier de « génération », mais je me garderai d’aller là, préférant laisser ça au producteur véreux. N’empêche qu’un des derniers rebondissements semble tout droit sorti de l’imagination d’un scénariste à qui on aurait dit : « Essaie d’écrire quelque chose qui résume le plus caricaturalement possible la génération de l’accusé et notre époque. » Les avocats de la défense ont en effet demandé un arrêt du processus judiciaire jusqu’à ce que Bankman-Fried ait reçu sa dose d’Adderall (un médicament régulièrement prescrit pour la gestion des TDA), « sans laquelle il ne peut pas se concentrer comme il le ferait normalement ». (Le juge a refusé la demande).

On devine à travers tout cela des ambitions démesurées, le désir malavisé de changer l’histoire et, tout au fond, un urgent besoin de sens. Les yeux rivés dans l’aube sur un fil de nouvelles où on rivalise de souffrances, je me dis que sur ce dernier point, quelque part, on se rejoint.

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