Ça dépasse l’entendement.

David St. Pierre, chef de police de Lewiston

Chers voisins, s’il vous plaît, en tout respect, renoncez à cette cassette et à toutes les autres, interchangeables, utilisées après chaque fusillade sanglante pour occulter le problème ou le pelleter en avant.

Comme vous, nous sommes horrifiés par le drame qui vient de se produire dans le Maine, à quelque 200 kilomètres de notre frontière commune. Nous vous transmettons nos plus sincères condoléances.

Mais soyons honnêtes : vous faites face à un problème tristement compréhensible.

Oh, sur le plan métaphysique, le chef de police de Lewiston n’a pas tort. Le sens d’un tel drame demeurera toujours hors d’atteinte du simple mortel.

Comment peut-on se résoudre à penser que l’âme humaine ait pu fomenter un crime aussi atroce ?

Mais vu d’ici, les raisons pour lesquelles tant de fusillades sont commises sur le sol américain avec des armes à feu – souvent semi-automatiques – ne dépassent pas l’entendement, non.

C’est simple : une arme semi-automatique comme celle qui aurait été utilisée par le tueur du Maine s’achète trop souvent, aux États-Unis, avec une facilité déconcertante.

D’ailleurs, comme le rappelait ma collègue Marie-Eve Morasse, l’État du Maine a pour sa part obtenu la cote F en matière de contrôle des armes à feu. Cette cote a été attribuée par le Giffords Law Center – dirigé par l’ex-politicienne Gaby Giffords, grièvement blessée lors d’une fusillade en 2011⁠1.

Je suis tombé la semaine dernière sur la chronique d’une journaliste de Bloomberg, Jessica Karl, qui a décidé de dresser dans la foulée de la tuerie la liste de toutes les obligations qu’il faut remplir pour élever des poules à Lewiston.

Elle en relevait au moins une douzaine.

Parmi les exemples cités : elles doivent être achetées auprès d’une source approuvée, on ne peut pas en posséder plus de six, elles doivent être conservées dans une zone clôturée et leurs propriétaires ne doivent pas vendre leurs œufs.

Ça nous fait vraiment nous demander pourquoi, exactement, la société a tant de règles pour les propriétaires de poules et pas pour les propriétaires d’armes à feu.

Jessica Karl, journaliste de l’agence Bloomberg

Une question relativement similaire et tout aussi troublante s’est posée l’an dernier quand un adolescent de 18 ans à Buffalo (dans l’État de New York, où il a tué 10 personnes) et un autre du même âge à Uvalde (au Texas, où il a tué 21 personnes) ont réussi à s’acheter légalement des armes semi-automatiques… alors qu’ils étaient trop jeunes pour acheter des cigarettes.

Pourquoi ?

La réponse est simple : une majorité de politiciens à Washington s’obstinent, depuis de trop nombreuses années, à refuser d’encadrer davantage la vente d’armes à feu. À interdire la vente d’armes d’assaut, par exemple.

C’est ainsi qu’à chaque tuerie, plutôt que de prendre le taureau par les cornes, plutôt que de chercher à s’entendre sur des solutions qui permettraient de mettre fin à cette épidémie de fusillades, plutôt que de resserrer le contrôle des armes à feu, plusieurs ressortent les bonnes vieilles cassettes.

Chers voisins, vous en abusez tellement que nous allons bientôt les connaître par cœur.

On connaît les variations sur le thème : « On n’arrive pas à comprendre comment ça a pu se produire. »

On connaît aussi la phrase que de nombreux irréductibles défenseurs du deuxième amendement de votre Constitution aiment répéter : « Les armes ne tuent pas les gens, les gens tuent les gens. »

On connaît enfin la façon dont tant d’Américains affirment uniquement que leurs « pensées et leurs prières » vont à ceux qui sont affectés par telle ou telle fusillade.

On se souvient que Barack Obama s’était insurgé contre ce réflexe. Le président démocrate avait déclaré, en 2015, que les « pensées et prières ne suffisent pas ». Il fallait agir, disait-il.

Maintenant, pourquoi de telles phrases sont-elles répétées ad vitam æternam alors qu’on agit aussi peu ?

Chers voisins, ça aussi, on le comprend.

C’est parce que votre pays est clivé comme il ne l’a jamais autant été depuis la guerre de Sécession. Il est donc divisé de telle façon que certaines vérités ne peuvent plus être acceptées par un camp si elles proviennent de l’autre.

Des Américains l’ont compris, eux aussi.

L’un de ceux-là, c’est le romancier Paul Auster. Je vais me permettre de citer à ce sujet un extrait de son plus récent livre. Un essai éclairant sur l’histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis, intitulé Pays de sang.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

L’auteur Paul Auster, lors d’une visite à Montréal, en 2017

« Depuis les tout premiers jours de la République, nous sommes divisés entre ceux qui croient que la démocratie est une forme de gouvernement qui garantit aux individus la liberté de faire absolument ce qu’ils veulent et ceux qui croient que nous vivons en société et sommes responsables les uns des autres, que la liberté que nous donne la démocratie s’accompagne d’une obligation d’aider ceux qui sont trop faibles ou trop malades ou trop pauvres pour s’aider eux-mêmes, conflit séculaire entre le besoin de protéger les droits et libertés individuelles et les intérêts du bien commun. Ce conflit est à son apogée dans le débat qui se poursuit sur les armes, car le fossé philosophique entre les deux camps est si profond que durant plusieurs décennies il a empêché les forces pour ou contre le contrôle des armes d’œuvrer ensemble à un compromis pour tenter de remédier à la calamité pathétique de ce débordement de violence par les armes qui continue de se répandre jusque dans le moindre recoin des États-Unis. »

Et ça ne va pas en s’améliorant, fait-il remarquer.

« Cette situation d’impasse est amère et sauvage, si pleine d’animosité mutuelle que ces dernières années, les deux camps se sont si radicalement éloignés qu’ils ne semblent plus tant exprimer des positions opposées que parler une autre langue. »

Chers voisins, s’il y a une chose que nous avons du mal à nous expliquer, c’est celle-là.

Votre pays a permis le développement de l’aviation moderne. Il a envoyé le premier homme sur la Lune. Il est à la source de l’invention de l’internet et de nombreuses autres réussites remarquables.

Alors comment votre pays peut-il faire preuve d’une telle incompétence lorsqu’il s’agit de sortir de cette impasse et de résoudre cette crise ?

1. Lisez l’article « Des lois permissives sur les armes à feu » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue