D’aussi loin que je me souvienne, il y a eu des lacs. Des lacs ronds, des lacs profonds, des lacs calmes et tranquilles qui, dans le petit matin, avaient l’air d’un morceau de ciel coulé entre les montagnes, des lacs en colère, eaux noires et moutons blancs, des lacs aux vases remplies de têtards et de merveilles, des lacs sillonnés de bateaux à moteur et de planches à voile, des lacs flacotants contre les parois de vieux pédalos jaunes, des lacs ourlés de brume, d’autres coupés en deux par la lumière de la lune. Des lacs d’été.

Je me doutais bien de leurs solitaires existences hivernales, de leur sommeil au creux des forêts noires et des grands silences de février, mais nous ne fréquentions pas ces lacs gelés. Ils pouvaient dormir tranquilles jusqu’à la fin des classes, lorsque nous débarquions en masse, vaste sauve-qui-peut qui voyait tous ceux qui pouvaient se le permettre fuir la ville vers les rives fraîches des Laurentides ou de l’Estrie. Durant un peu plus de deux mois, nous colonisions un espace étriqué au milieu de la sauvagerie – rivages, surface des eaux, routes et chemins entourant les chalets dépoussiérés. La profondeur des forêts, comme celle des eaux, ne nous intéressait guère.

Comme plusieurs citadins et banlieusards, notre expérience de ce qu’on appelle la « campagne » se limitait à ces enclaves joyeuses et insouciantes. Les fermes existaient aussi, lieux d’odeurs et de labeur que nous longions parfois et dont nos parents gardaient des souvenirs émus, lait frais et valorisante confiance du cultivateur. Leurs habitants avaient et ont encore de la campagne une expérience radicalement différente de la nôtre, une expérience vitale et incarnée que nos pas légers dans les chemins couverts d’aiguilles de pin restaient incapables de circonscrire.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Durant un peu plus de deux mois, nous colonisions un espace étriqué au milieu de la sauvagerie – rivages, surface des eaux, routes et chemins entourant les chalets dépoussiérés.

Entre ces deux réalités, la villégiature et l’agriculture, une page blanche. C’est à elles que se résume la ruralité pour la majorité d’entre nous : un lieu loin de la ville qu’on peut utiliser, à des fins alimentaires ou ludiques.

Au-delà de ces espaces accessibles, rattachés par des routes et des rangs à des villages aux noms de saints, une immensité que le Québécois moyen ne connaît pas et ne rêve pas.

De vrais amoureux du territoire allaient parfois jouer dans ses marges, ils revenaient avec des histoires de chasse et d’hydravion, le cri du huard encore emmêlé à leurs cheveux, d’autres ramenaient de Mingan des histoires de pêche et la rumeur du vent du large, mais règle générale, seuls ceux et celles qui habitaient ces régions les fréquentaient et les connaissaient. Quant aux vastes étendues inhabitées, terres qu’on bûche, qu’on fore ou qu’on inonde, font-elles seulement partie de notre inconscient collectif ?

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

La centrale Robert-Bourassa, en Jamésie. La classe politique nous en parle peu, du territoire, sauf quand vient le temps de nous laisser entrevoir un bout de barrage ou un coin de mine dont on nous dira rapidement qu’ils prodigueront richesses et emplois.

Quand un vieil ami de mon père m’a dit qu’il passait le plus clair de son temps dans son campe construit dans les replis des monts Otish, j’ai dû lui demander où ils se situaient, alors que je sais les noms de monts écossais et de pics sud-américains. Même sa réponse, « au nord du lac Mistassini », m’a laissée penaude : je connaissais le nom, mais j’aurais été bien en peine de le situer sur une carte. J’aurais peut-être été plus outillée si j’avais eu des actions dans une mine de diamant ou d’uranium.

D’autres échos nous parviennent parfois de ce lointain, dans les écrits et les récits des peuples autochtones qui ont vraiment vécu, eux, ce territoire, ou dans les cris d’alarme des militants cherchant à le défendre. Le politique, lui, nous en parle peu, sauf quand vient le temps de nous laisser entrevoir un bout de barrage ou un coin de mine dont on nous dira rapidement qu’ils prodigueront richesses et emplois, avant de quitter rapidement la conférence pour ne pas avoir à se faire demander « mais à quel prix ? ».

Quelle chose étrange que d’ainsi méconnaître son chez-soi, et que d’y avoir si peu accès. Ce n’est pas exagérer que de dire qu’il est plus simple de visiter la tour Eiffel que le réservoir Caniapiscau.

Il y a une vingtaine d’années, j’étais dans un avion qui, après avoir décollé de Montréal, filait vers le nord-est. J’étais assise du côté gauche de l’appareil, je voyais le pays s’étendre à perte de vue. Des villages épars, des routes, des champs, puis seulement des rivières, et les taches sombres des lacs, de plus en plus nombreuses alors que nous nous éloignions du fleuve. C’est arrivé en un instant. Un nuage a dû révéler le soleil qui s’apprêtait à se coucher derrière nous, et les lacs se sont embrasés. Des milliers de flaques dorées sur le vert sombre du territoire, une constellation.

J’ai pensé à ces joyaux exposés dans des musées européens sur des masses de soieries émeraudes, bijoux de la reine et autres symboles de pouvoir. Des trésors.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue