Le congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec se tenait le week-end dernier, et ça a dû y parler pas mal de coupes en information, de disparition de l’info locale et de ce phénomène qui ne cesse de croître : le public qui réduit sa consommation d’information, angoissé ou démotivé par les bulletins de nouvelles. J’ai régulièrement évoqué ce phénomène de ghosting ici, et vos réactions sont toujours nombreuses.

Il s’agit de fatigue informationnelle. Nous sommes nombreux à la ressentir depuis la pandémie, puis la guerre en Ukraine, puis le conflit israélo-palestinien. Le monde et les nouvelles sont anxiogènes. La charge émotive est parfois insupportable. Écouter les chaînes d’info en continu alimente un sentiment de totale impuissance. Le réflexe est alors de nous protéger et de sabrer notre consommation de nouvelles. Nous choisissons plus soigneusement nos sources d’infos, devenons hypersélectifs.

Ça pose des questions fondamentales aux médias. Comment informer en 2023 ? Comment rejoindre ces publics qui démissionnent, jeunes ou plus vieux ? Les modèles sont-ils à revoir ? Ressasser la nouvelle et en rajouter des couches tout au long de la journée crée-t-il la lassitude, plutôt que l’éveil ?

J’évoquais l’autre matin à la radio ce sentiment d’angoisse informationnelle, je m’interrogeais sur les pratiques journalistiques et les solutions pour nous, le public. À mes côtés, un journaliste était complètement outré que je puisse émettre un doute sur les conséquences de son travail. Avec morgue (ce n’est pas un 7Up flat), il m’a rembarrée, et a snobé l’une des pistes que je proposais pour s’informer plus en profondeur : la lecture d’essais.

C’est pourtant, ne lui en déplaise, une solution éprouvée pour gagner de la perspective plutôt que de privilégier l’instantanéité qui s’accumule et qui stresse, pour prendre un, deux, dix pas de recul.

J’aime les essais politiques, historiques, sociologiques, d’ici ou d’ailleurs. Ils sont un formidable moyen d’approfondir, de mettre en perspective l’état du monde. Contrairement à l’information vite assimilée, leur savoir s’accumule et vit en nous. Leurs propos se croisent, ou se contredisent, nous obligeant à nous faire une tête. Ils ouvrent des perspectives. Nous rendent plus intelligents, mieux armés pour déjouer l’effet de saturation et d’impuissance que nous ressentons face à la marche actuelle du monde.

Voici des essais et des romans qui m’aident actuellement à mieux saisir quelques enjeux.

Le labyrinthe des égarés

Amin Maalouf est franco-libanais. Toute son œuvre, faite de romans et d’essais, nous plonge dans une riche réflexion sur l’état du monde. Il tente de trouver un sens aux grands bouleversements historiques. Le labyrinthe des égarés s’inscrit dans cette démarche.

Le labyrinthe des égarés

Le labyrinthe des égarés

Grasset

448 pages

Les conflits récents renvoient face à face deux visions : celle de l’Occident et celle de ses adversaires. Mais ça ne date pas d’hier. Le travail de Maalouf consiste à doter la contestation actuelle d’une profondeur de champ historique. Il raconte le cas de grandes puissances qui ont chacune à leur manière défié l’Occident. D’abord, il s’attarde au Japon de l’ère Meiji, puis à la Russie soviétique et enfin à la Chine actuelle. Il raconte ensuite comment les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale que tous « challengent ». Il démontre que, de tout temps, l’affrontement Occident-Orient a existé et, surtout, que les arguments basés exclusivement sur « une détestation systématique de l’Occident dérivent généralement vers la barbarie, vers la régression ». Il évoque le lien malsain qui se tisse entre religion et identité. Comme Libanais, il est un peu un sismographe. De plus, sa plume est belle. Il enrichit d’anecdotes suaves un propos touffu et éclairé sur les conflits actuels.

Le mage du Kremlin

Giuliano da Empoli est l’auteur du best-seller Le mage du Kremlin, dont des professeurs se servent pour enseigner Vladimir Poutine⁠1. En 2019, il a écrit un essai captivant, Les ingénieurs du chaos, dans lequel il s’intéresse aux idéologues derrière les dirigeants nationaux populistes. Tous, Trump en tête, jouent sur leur authenticité, leur liberté de pensée.

Le mage du Kremlin

Le mage du Kremlin

Gallimard

304 pages

Or, derrière ces apparentes singularités et ces coups de gueule uniques se planque l’armée des « ingénieurs du chaos », de sombres stratèges. De Steve Bannon pour Donald Trump à Arthur Finkelstein pour le Hongrois Viktor Orbán, ces trolls politiques déploient leur talent maléfique, manipulent les esprits et orientent la destinée des nations à coups de cynisme et d’algorithmes. S’il vous reste une once de naïveté à propos des politiciens, vous la perdrez à la lecture de cet essai clairvoyant.

Que notre joie demeure

Mon dernier est un roman québécois. Qu’ajouter à propos de Que notre joie demeure, le livre récompensé de Kevin Lambert, sinon qu’il éclaire de façon, comment dire, tendre et pourtant impitoyable les mœurs des ultrariches, et qu’il démonte implacablement les mécanismes de l’embourgeoisement, ses effets sur la crise du logement.

Que notre joie demeure

Que notre joie demeure

Héliotrope

384 pages

En situant cet enjeu ici et maintenant, Lambert nous inscrit dans une dynamique mondiale. Nous ne sommes pas exclus des rapports de classe, nous produisons aussi des riches qui modifient indécemment le monde selon leur bon plaisir. Nous appartenons à la marche douloureuse du monde.

Oui, je trouve dans mes lectures des outils affûtés pour mieux saisir le monde. Au détriment de quelques bulletins de nouvelles…

1. Lisez la chronique « Que lisent-ils pour comprendre Poutine ? » d’Alexandre Sirois Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue