Écouteurs à 900 $, voyages sur le bras, souper d’huîtres à 347 $ : les dépenses de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) ont fini par coûter son poste à la numéro deux de l’administration Plante, Dominique Ollivier. Or, ces largesses sont-elles courantes au sein des organisations ? De quelle façon la « culture de l’allocation de dépenses » évolue-t-elle ? Y a-t-il une différence entre les pratiques du public et du privé ?

Ce sont quelques-unes des questions que j’avais en tête en suivant comme un téléroman (Guy Grenier est au Brésil ! Trop fort !) l’affaire qui a scandalisé les contribuables depuis les révélations du Journal de Montréal – avec raison.

J’ai contacté deux experts en gestion, en plus d’un dirigeant qui a travaillé autant dans des organisations privées que publiques.

D’emblée, mes interlocuteurs m’affirment que le faste observé jadis est aujourd’hui moins fréquent et moins ostentatoire.

« La collectivité est moins permissive qu’il y a 10 ou 15 ans », me dit Michel Séguin, spécialiste de la gestion de l’éthique en entreprise à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « De plus en plus, les actionnaires posent des questions et les journalistes font leur travail. »

Michel Magnan, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’Université Concordia, opine.

« Les lunchs avec alcool ne font plus autant partie de la réalité d’affaires, illustre-t-il. Plusieurs organisations, notamment dans le secteur public et parapublic, interdisent les réclamations de dépenses portant sur l’alcool. Les politiques et leur application ont aussi été resserrées dans plusieurs organisations, les conseils d’administration étant préoccupés par les risques de dérapage et le risque réputationnel. »

On fait beaucoup plus de déjeuners d’affaires aujourd’hui qu’on fait de dîners ou de soupers d’affaires.

Michel Séguin, spécialiste de la gestion de l’éthique en entreprise à l’UQAM

Est-ce à dire que les transactions se concluent toutes autour d’un bagel et d’une tisane ? Non.

« Pourquoi penses-tu qu’il y a des bouteilles à 500 $ et à 800 $ dans les restaurants ? Ce n’est pas du monde qui se paie ça personnellement », me lance le dirigeant qui a occupé des postes de gestion au sein de plusieurs organisations privées et publiques, mais qui a demandé à ne pas être nommé pour pouvoir parler plus librement.

Selon lui, même si un ménage a été fait dans le privé, il reste que les pratiques y sont souvent encore plus libérales que dans les organisations publiques ou parapubliques.

« Pour moi, c’est clair qu’il y a deux façons de faire », dit-il.

Cela conduit parfois à des chocs de culture, les employés du public ne pouvant suivre ceux du privé lorsqu’ils font des affaires ensemble.

« Si un employé [du public] me revient en disant : c’est le client qui a choisi le resto ou la bouteille de vin, je ne lui tombe pas sur la tête. Mais je lui laisse entendre que c’est cher et que la fois d’après, ça doit être différent », illustre ce dirigeant.

Lui aussi favorise les lunchs et les déjeuners plutôt que les soupers. Cela permet d’éviter les factures d’alcool salées… en plus de faciliter la conciliation travail-famille.

J’aurais aimé discuter de la question avec la Caisse de dépôt et placement, une organisation qui gère l’argent des Québécois tout en brassant de grosses affaires avec le privé. Ma demande d’entrevue a malheureusement été déclinée.

Austérité et commission Charbonneau

Michel Séguin, de l’UQAM, évoque deux raisons pour expliquer la tendance vers la sobriété des allocations de dépenses.

La première est le resserrement des finances publiques.

« Si on demande aux gens de se serrer la ceinture, la première chose à faire est de donner l’exemple », souligne-t-il.

C’est pour ça que le scandale de l’OCPM fait si mal. La Ville se plaint de manquer d’argent et réclame des fonds à Québec. Les usagers du transport collectif vivent avec la menace de réductions de service. Alors quand on apprend que la responsable des finances de la Ville avait la carte de crédit leste dans son ancienne vie, ça ne passe pas.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Séguin, spécialiste de la gestion de l’éthique en entreprise à l’UQAM

Un souper d’huîtres à 347 $, c’est insignifiant comme montant. Mais c’est le symbole qui est important. Le grand public n’est pas toujours en mesure de comprendre les décisions d’une administration. Alors, on regarde les éléments qu’on comprend et on fait des inférences. On se dit : qu’est-ce que ça doit être dans les autres dépenses !

Michel Séguin. spécialiste de la gestion de l’éthique en entreprise à l’UQAM

Imaginez si le gouvernement Legault, qui affirme ne pas pouvoir payer les augmentations de salaire réclamées par les employés du secteur public, se faisait prendre ces temps-ci dans un scandale semblable ! C’est toute sa stratégie de négociation qui pourrait dérailler. Pas étonnant que les gouvernements tiennent les rênes des allocations de dépenses serrées.

Selon Michel Séguin, l’autre raison qui explique le ménage auquel on assiste, c’est la commission Charbonneau. Le yacht de Tony Accurso sur lequel on brassait des affaires est devenu le symbole d’une façon de faire qu’on ne veut plus jamais voir.

Reste la question difficile : comment tracer la ligne entre le légitime et l’abus ? Quand il conseille des organisations, Michel Séguin pose une question très simple : « Allez-vous pouvoir justifier cette dépense ? »

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La juge France Charbonneau, présidente de la commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, qui avait été créée en 2011

Il juge toutefois qu’il y a des « us et coutumes qui arrangent bien du monde ».

« Quand tu les écoutes, ils disent : des affaires, ça se fait comme ça. Il faut qu’il y ait un tournoi de golf, il faut que tu ailles dans la loge du Canadien. Je m’excuse, ce n’est pas vrai. Money talks. L’entente, elle se fait si elle est bonne. Ce n’est pas le restaurant qui fait la transaction », dit-il.

Le dirigeant à qui j’ai parlé apporte des bémols à cela et rappelle l’importance de « l’informel » dans les relations d’affaires.

« Au-delà des fichiers Excel et des synergies, quand tu fais un deal, tu as besoin de savoir : est-ce que ça va bien aller, nous deux ? Et ça, t’as pas mal plus de chances de t’en rendre compte dans un souper qui commence à 18 h et qui finit à 21 h qu’avec une rencontre d’une heure dans une salle de réunion », dit-il.

Je suis d’accord que les dirigeants, qu’ils soient du public ou du privé, ont besoin de se rencontrer. Zoom n’est pas la solution à tout et on n’obligera personne à tisser des liens en grignotant des barres tendres sur un banc de parc.

Je n’adhère toutefois pas à la thèse que les hauts placés du privé peuvent faire ce qu’ils veulent avec « leur argent ». Ces gens ont des actionnaires, des employés, des clients. Ils reçoivent souvent de l’aide de l’État. Ils sont aussi redevables.

Au fond, la gestion des allocations de dépenses est une simple question de respect et de jugement. Un gestionnaire qui manque de l’un ou de l’autre se disqualifie pour diriger une organisation, point final.

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