Tous les malheurs sont d’exception, mais certains plus que d’autres, par leur nature. Très hasardeuse, cette phrase, je sais. Mais certains malheurs prennent en effet des allures plus apocalyptiques. C’est ce qu’a vécu mon amie Colette Roy Laroche, ex-mairesse de Lac-Mégantic.

Le centre-ville d’une petite collectivité qui voit 47 de ses citoyens brûlés vifs par un rouleau de combustible fossile en feu qui leur passe sur le corps, c’est dantesque. Et on ne parle pas ici d’une ville bâtie autour d’un volcan historiquement menaçant.

Dans ces situations, c’est universellement connu, la population veut une figure, un leader sur lequel s’appuyer, pour prendre le malheur sur ses épaules et la guider.

Colette est haute comme trois pommes. Un verger de bonté et de sagacité. Elle a été la torchère dans les ténèbres. Par où brûlait le trop-plein de détresse de son monde.

Je l’avais connue vitement, lors d’une compétition de gymnastique de mon bébé fille à Mégantic. On s’était jasé, entre deux roulades arrière et un saut de chat.

Le 6 juillet 2013, au matin du drame, j’ai réussi à la joindre. Juste pour lui dire que la Ville de Québec était là, qu’on lui fournirait toute l’aide dont elle aurait besoin. Sibyllin dans les circonstances, vous me direz ? Non, justement. Je sais, pour l’avoir vécu, que dans ces heures terribles, il est salvateur d’entendre des voix solidaires.

Dans ces moments extrêmes, on joue dans l’hyperbolique, le sans-mesure collectif. Où la tête et le corps ne peuvent émettre aucun signe de fléchissement, sinon c’est l’administré qui peut chambranler. La posture mentale de façade de Colette a donc été celle de la maîtresse d’école qu’elle fut jadis : droite comme une barre !

Dans la WWF de la vie publique, elle aura toujours été The Rock : la femme de granit.

Mais il faut voir au fond de ses yeux, la Colette. Il s’y passe tellement de choses simultanément. Elle vous écoute, enregistre et écrème l’information avec fulgurance. Un traitement à la vitesse de pétaflops.

Et le résultat est toujours le même : empathie et gros bon sens.

Elle avait tellement l’air toujours en contrôle que ça pouvait en devenir exaspérant. On avait parfois le goût de se fâcher et de lui dire en privé : « Ça ne se peut pas Colette, voyons donc ! Cry, baby, cry ! »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Colette Roy Laroche en point de presse à Lac-Mégantic, peu après le drame de 2013

Et son gaillard de chum de la SQ à la retraite qui meurt dans les mois qui suivent le drame… Eille, le bon Dieu ! C’était vraiment nécessaire ? Pas chic. Le deuxième mari qu’elle enterrait…

Gérer l’immédiat d’une calamité est une chose, mais une fois que toutes les caméras sont parties, que votre cerveau produit moins d’adrénaline, le risque de la chute émotive est immense.

Et ça, ce n’est plus d’actualité, le spectacle est terminé, plus de preneurs. Une maudite sensation de solitude peut vous envahir, mais il faut savoir se ramasser, ainsi que les commettants, toujours hébétés, et le dégât général.

Je me souviens avoir visité la zone dite rouge avec elle, l’épicentre de la mort, au centre-ville calciné, dans les jours suivant le passage de Vulcain. Elle n’avait pas été capable de le faire avant.

J’ai eu l’impression folle de visiter un plateau de cinéma, fin prêt pour le tournage.

L’image la plus forte qui m’est restée est celle de cette terrasse, figée dans le temps et l’espace, avec sur les tables des verres de bière à moitié pleins. Rien n’avait été retouché, à part la couleur du liquide, jaune livide.

Je visualisais les dernières secondes des derniers clients, au sauve-qui-peut de la lave noire qui approchait. La terreur, ça doit ressembler à ça.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

À la suite du déraillement d’un convoi qui transportait des millions de litres de pétrole le 6 juillet 2013, le feu a brûlé pendant de longues heures en plein cœur de Lac-Mégantic, détruisant le centre-ville de la municipalité et provoquant la mort de 47 personnes.

Dans les années qui ont suivi, je n’ai pas revu Colette suffisamment à mon goût et j’ai culpabilisé parfois de ne pas avoir été assez présent pour elle, personnellement.

Notre plus beau moment avait été un spectacle de Céline Dion, sur les plaines d’Abraham. De mèche avec René Angélil, on avait fait de Colette une « VVIP ». René nous avait scotchés à lui et nous avions assisté au spectacle à ses côtés, à la régie.

Une extraordinaire bienveillance de sa part, qui voulait faire vivre à Colette les plus belles heures possible.

Cet homme n’a jamais oublié d’où il venait, je l’ai beaucoup aimé.

Je n’oublierai jamais le message de Colette au lendemain du massacre de la Mosquée, en 2017.

L’impression qu’une personne sur Terre saisissait vraiment ce qui se passait dans le fond de mon estomac. Qui comprenait le vertige intérieur complexe à contrôler, pour rester en équilibre, pour gérer.

En élaborant l’itinéraire de ma virée en VR de l’été dernier, j’ai choisi de faire un détour par Mégantic, pour aller me faire pardonner par Colette, probablement. Je lui ai avoué ma culpabilité. Je me répétais, semble-t-il : « Tu me l’as déjà dite celle-là, Régis, tu radotes ! » Elle en a ri, elle m’a trouvé nono. Ça m’a fait du bien de l’être…

On a passé des heures ensemble, à revisiter la ville. Et on est allés souper au Musi-Café, pour exorciser le passé. Une trentaine des 47 y ont avalé le feu par tous les pores de leur peau ce 6 juillet. Un festin pour le dieu du feu, mais qui n’a pas connu une victoire totale : des entêtés locaux ont rebâti le lieu.

Par la fenêtre, j’ai scruté discrètement les alentours, toute la soirée, je ne sais pas pourquoi…

Je t’aime, Colette !

Entre nous

Gros conflit d’intérêts ici. Je vous recommande le dernier livre d’un ami très cher : Une histoire française, d’Alain Juppé. Alain se laisse aller dans ce livre, et cela fait plaisir. Quelle intelligence ! Il se surpasse autant à l’écrit qu’à l’oral, l’ex-PM français.

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