Si vous avez un jeune homme dans votre entourage, vous avez probablement déjà entendu parler d’Andrew Tate. Cet ancien champion du monde de kickboxing aime bien parler d’entrepreneuriat et d’autonomie financière dans les réseaux sociaux. Jusque-là, pas de problème. Le hic, c’est qu’il tient un discours très pernicieux à l’endroit des femmes (il a également déjà tenu des propos racistes et homophobes). Un discours tout droit sorti de l’âge de pierre du genre « la place des femmes est à la maison », « les femmes ne devraient pas conduire », etc. Ah oui, il est également accusé de traite d’êtres humains et de viols…

Or, cet influenceur de 36 ans jouit d’une immense popularité auprès des jeunes.

Si vous n’avez pas encore lu le dossier de ma collègue Léa Carrier publié dimanche dans Contexte, je vous invite à le faire. Elle y raconte l’histoire d’une jeune fille complètement désemparée depuis que son petit frère est endoctriné par les propos sexistes et misogynes de Tate. Le reportage montre bien à quel point les proches et les enseignants des jeunes se sentent dépassés face au phénomène des influenceurs masculinistes qui comptent des millions d’abonnés sur TikTok.

Le phénomène des masculinistes n’est pas nouveau au Québec. Il y a 20 ans, c’étaient les Fathers for Justice qui faisaient la manchette. Ce mouvement de pères séparés, qui se considéraient comme injustement traités par les tribunaux parce que la garde de leur enfant avait été confiée à la mère, avaient dirigé leur ressentiment contre les féministes qu’ils avaient rebaptisées « féminazies ».

Avec le recul, ce mouvement me semble presque inoffensif.

Le discours masculiniste des années 2020 est autrement inquiétant.

Le fait qu’il soit véhiculé par les réseaux sociaux le rend encore plus insidieux et difficile à combattre. Comme me le confiait une amie, mère de deux garçons, c’est comme un cheval de Troie qui entre dans les écoles et les maisons.

Je comprends le désarroi des parents et des enseignants.

Que faire quand votre fiston adoré, celui que vous avez éduqué selon des principes d’égalité et de respect, se met à vous dire que la place des femmes est dans la cuisine ? Et qu’il utilise des termes comme « femelles » pour parler des filles ?

Il y a de quoi s’inquiéter.

La pire chose qu’on puisse faire, c’est d’ignorer ce phénomène ou de le minimiser.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le discours masculiniste, c’est comme un cheval de Troie qui entre dans les écoles et les maisons.

Or, j’ai l’impression qu’on ne prend pas suffisamment au sérieux l’influence néfaste de ce mouvement. On ne peut pas se contenter de hausser les épaules en disant « boys will be boys » comme on l’a fait, entre autres, dans l’univers du hockey junior. Il faut réagir.

Si vous doutez de la pertinence de s’attaquer à ce problème de société, j’attire votre attention sur un récent sondage de la firme Léger qui nous informe que 20 % des répondants âgés de 18 à 34 ans estiment que le féminisme est « une stratégie pour permettre aux femmes de contrôler la société ». C’est bien mal connaître l’objectif du féminisme, un mouvement dont l’objectif premier est l’égalité entre les hommes et les femmes. Et ça nous confirme qu’il y a beaucoup de travail d’éducation à faire.

« Les jeunes ne demandent qu’à discuter »

J’en ai parlé avec l’autrice et réalisatrice Léa Clermont-Dion qui est, de loin, la personne la mieux placée pour décortiquer ce phénomène : elle a un pied dans la théorie (sa thèse de doctorat portait sur les discours antiféministes en ligne au Québec) et un pied dans la pratique (son film Je vous salue salope l’a amenée à discuter de violences sexuelles avec des milliers de jeunes partout au Québec).

Léa Clermont-Dion est également chercheuse au Centre for the Study of Learning and Performance de l’Université Concordia, qui crée des activités pédagogiques sur des sujets sensibles destinés aux futurs enseignants et aux jeunes.

Elle connaît très bien les discours portés par Andrew Tate et ses semblables. Selon elle, il faut aborder de front ces discours tout en évitant le ton moralisateur ou culpabilisant. « Les jeunes ne demandent qu’à discuter », m’assure-t-elle.

Mais attention, ce n’est pas avec une formation désincarnée qu’on y arrivera.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Léa Clermont-Dion, autrice, réalisatrice et chercheuse

Il faut toucher les jeunes pour qu’ils se sentent concernés. Quand je visite les écoles et que je présente des témoignages de personnes brisées par la violence, ça les touche.

Léa Clermont-Dion, autrice, réalisatrice et chercheuse

Léa Clermont-Dion met le doigt sur quelque chose de très important : le succès des influenceurs masculinistes s’explique en partie par le fait qu’ils s’adressent aux émotions des jeunes hommes. « Ils sont anxieux, ils cherchent leur place dans la société. Ces influenceurs se présentent comme des coachs de vie et ils savent trouver les mots pour toucher leur auditoire. »

Ce n’est pas en faisant taire les adeptes d’Andrew Tate, en les sortant de la classe ou en tournant le regard dans l’autre direction qu’on réussira à déconstruire le discours anti-femmes porté par ce mouvement masculiniste.

C’est en ouvrant le dialogue.

Je sais que le moment est mal choisi à la veille d’une grève générale illimitée, mais l’école demeure, à mon avis, le meilleur lieu pour aborder ces questions et prévenir les dérapages. « Ça va tellement vite, les parents se sentent souvent dépassés, acquiesce Léa Clermont-Dion. Et ils ne sont pas toujours les mieux placés pour parler avec leur jeune des représentations dans la porno, par exemple. D’autre part, les profs nous écrivent pour nous dire qu’ils manquent de ressources pour aborder ces questions. »

Forte de son expérience et de ses observations, Léa Clermont-Dion croit qu’il faut aborder ces questions dès le plus jeune âge.

Une fois au secondaire, le mal est déjà fait. Il faut commencer à travailler avec les enfants dès la garderie, car il y a dans tout cela quelque chose qui relève aussi de l’absence de capacité à gérer ses émotions et son agressivité.

Léa Clermont-Dion, autrice, réalisatrice et chercheuse

La chercheuse a raison. Il faut apprendre aux garçons à identifier leurs émotions et à les accueillir. Au Danemark, me rappelle-t-elle, depuis la mise en place en 2007 d’un programme d’enseignement de l’empathie et de la bienveillance aux tout-petits et aux enfants, les cas d’intimidation auraient diminué de 16 %.

La Grande-Bretagne est également inspirante avec ses programmes pour déconstruire les stéréotypes sexistes et les discours masculinistes.

Je partage l’avis de Léa Clermont-Dion qui appelle à une volonté politique de reconnaître le problème et de le prendre à bras-le-corps. Si on n’intervient pas tout de suite, si on n’offre pas un contrepoids aux propos pernicieux d’influenceurs comme Andrew Tate, on risque de perdre bien des jeunes hommes. Et de se retrouver avec des problèmes encore plus graves sur les bras.

Lisez notre dossier « Le discours misogyne entre à l’école » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue