Novembre a tiré sa révérence, cette année encore, sans tambour ni trompette, sans saluer, même, ou prendre le temps d’entendre les soupirs de soulagement qu’il laisse toujours dans son sillage. Depuis le temps de toute manière, il doit être habitué aux réactions, allez, bon vent, bon débarras, vivement décembre et sa personnalité si festive et si distrayante, qu’on s’oublie un peu dans le bon vin et le scintillement des lumières de Noël.

On fera valoir que pour certains, tous les mois de froidure ont le même poids dans la balance, que pour plusieurs, le temps des Fêtes est une corvée, un affront ou un aiguillon dans une blessure. Or, c’est novembre qui reste le mal aimé de service, ce mois dont le seul nom attire l’attention dans le titre d’un spectacle d’humour et nous dit que son auteur est peut-être plus grave qu’on aurait pu le croire. C’est lui aussi qu’on ressort quand on veut exprimer en deux mots d’une limpidité totale la vastitude d’un mal de vivre. Dehors février n’aurait rien voulu dire, pourtant il fait noir aussi, en février, et maudit qu’on gèle. Mais c’est en novembre que nichent le désespoir et les peines infinies.

Celui qui vient tout juste de se terminer n’a rien fait pour redorer la réputation de sa gang : guerres, inflation, grèves générales, cynisme ambiant, deuil national.

Heureusement, un ministre des Finances spectaculairement avisé a eu l’idée de remettre du pep dans notre soulier collectif en donnant plusieurs millions à une équipe de hockey, voilà certainement de quoi faire oublier la grisaille des derniers jours au contribuable et conforter l’électeur dans l’excellence de ses choix. Blague à part, c’était un novembre bien ingrat que celui qui vient de se terminer, donnant raison à ceux et celles qui le déclarent régulièrement « mois le plus de long de l’année », ou encore à ma mère qui le haïssait de cette haine qu’elle réservait aux malheureux et aux dépressifs ; novembre, à ses yeux, était un loser irrécupérable.

C’était dans mon enfance une vérité ontologique et incontournable, chaque mois avait sa personnalité et sa couleur, mai était rose et romantique, août jaune et langoureux, mars n’échappait pas au brun de la bouette et des cacas de chiens dégelés, mais il débordait d’espoirs et de promesses, c’était un jeune garçon en culottes courtes à la casquette de travers, Tom Sawyer gambadant au-dessus des dernières neiges pour les faire fondre. Même janvier avait un certain charme sous son masque sévère de vieux mage, mais rien ne venait réchauffer novembre, condamné au gris et à la mort.

J’avais entendu ça quelque part, « le mois des morts », un attribut qui m’avait rudement impressionnée et qu’accompagnait un cortège d’images gothiques un peu confuses, fantômes effilochés et citrouilles pourrissantes, feuilles séchées, silhouettes d’arbres décharnés se dessinant sur une lune froide, crépuscules perpétuels.

À la campagne, où j’allais seule avec mon père, ma mère restant en ville pour cause de haine et de mépris envers l’ensemble de la nature préhivernale, les troncs gris des arbres s’entrechoquaient sous un ciel de plomb et les derniers huards filaient sur une eau rendue visqueuse par le froid. On m’aura vue venir : j’adorais ça.

Il y avait quelque chose d’un peu atavique dans le vif plaisir que me procuraient ces paysages austères, un sentiment de retour au bercail qui m’étonnait autant qu’il me réconfortait. Assise devant Excalibur, de John Boorman, je regardais des chevaliers défiler dans une campagne anglaise grise et froide, ils passaient près d’un chêne nu duquel un corbeau les observait : j’étais chez moi. Petit sursaut de joie dans les bandes dessinées des Schtroumpfs quand je tombais sur une case représentant la maison de Gargamel au clair de lune, avec sa tour biscornue et son arbre mort dans la cour. Si les Schtroumpfs vivaient presque toujours en été, la tanière de Gargamel, elle, était résolument ancrée en plein novembre.

Encore aujourd’hui, c’est à cette enseigne que je loge, dans les fraîches journées précédant les premières neiges, parmi les ombres longues et le chant solitaire du corbeau. Le long des lacs et des rivières, des perles de glace s’accrochent aux herbes hautes, le clapotis de l’eau prend un son distinctif, plus lent, plus grave et les oiseaux migrateurs barbotent en lorgnant le ciel. Les arbres ne disent rien, on a l’impression qu’ils se replient sur eux-mêmes et c’est ce qu’ils font, ils se préparent au long hiver avec la même dignité que les bêtes. Novembre est un mois de repli, de silences et de résilience, qualités qui se diluent vite dans l’effervescence de décembre, mais qu’il fait bon garder près de soi, parfois, quand l’indignité des institutions et le poids des absences se font trop lourds.

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