C’est surtout au moment où les divergences d’opinions sont les plus vives que la liberté d’expression se doit d’être protégée. Malheureusement, depuis cet automne, cette liberté en prend pour son rhume.

En 2022, lors de l’acquisition de Twitter, devenu X, Elon Musk a déclaré : « La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne et Twitter est la place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité. » Cette déclaration, déjà peu crédible à l’époque en raison de la haine omniprésente sur Twitter et du comportement erratique de Musk, a bien mal vieilli.

Le 15 novembre dernier, il a écrit sur cette plateforme que le mot « décolonisation » impliquait nécessairement un génocide juif. Deux jours plus tard, il a réitéré la même opinion au sujet de l’expression « du fleuve à la mer ». « Des appels clairs à la violence extrême vont à l’encontre de nos conditions de service et entraîneront une suspension », a-t-il précisé. Le mot « décolonisation » interdit ? On n’a plus les mêmes libertés qu’avant.

Le DYipeng Ge l’a appris à ses dépens. Le mois dernier, ce résident en médecine a été suspendu de son programme d’études de l’Université d’Ottawa. Des publications du DGe sur les réseaux sociaux en soutien à la Palestine semblent être en cause, dont certaines ayant recours à l’expression « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ». Cette expression est perçue par certains comme un appel au nettoyage ethnique antisémite. Pour d’autres, dont des experts érudits, ce slogan qui existait bien avant que le Hamas l’utilise prône simplement la libération et la dignité du peuple palestinien.

Voilà une situation qui à mon sens, selon les faits connus publiquement, ne justifie pas une suspension. En fait, les circonstances de cette affaire devraient nous inquiéter pour d’autres raisons.

C’est le DYoni Freedhoff qui a dénoncé le DYipeng Ge sur X ainsi que sur son blogue. Or, le DFreedhoff est professeur associé à la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa. En tenant compte de sa responsabilité académique et du rapport d’autorité, un professeur devrait-il avoir le droit d’exposer publiquement des étudiants ? Qu’en est-il de leur sentiment de sécurité ? N’existe-t-il pas des moyens plus constructifs d’échanger, surtout dans un milieu plaçant l’apprentissage au cœur de ses fonctions ?

J’aurais bien aimé lire des analyses sur ces questions dans la foulée de la suspension du DGe, mais hormis une chronique d’Isabelle Hachey⁠1, l’intérêt porté à ce dossier dans les médias traditionnels est mince. Pourtant, la suspension de Verushka Lieutenant-Duval dans la même université, pour avoir utilisé le « mot commençant par N » en contexte académique, avait créé un tourbillon médiatique et politique.

Pourquoi le deux poids, deux mesures ? On pourrait considérer que le cas du DGe, contrairement au cas de Mme Lieutenant-Duval, présente des zones grises qui justifieraient une suspension. Ayant lu les publications du DGe, ce n’est pas mon avis. Je note d’ailleurs, tout comme mon ancien prof de droit Pierre Trudel dans Le Devoir, qu’un propos peut être tenu pour haineux uniquement dans les cas où le dénigrement est extrême et flagrant⁠2.

Je dirais plutôt que ces temps-ci, on invoque la liberté d’expression dans l’espace public avec plus de zèle lorsqu’il est question de s’inscrire contre ce qu’on considère comme de la rectitude politique, perçue comme une grande menace.

Il importe donc d’avoir le droit de faire des blagues au sujet d’un enfant ayant une maladie congénitale. Ou encore, en plein débat électoral, un chef de parti mettra son homologue au défi de dire « Nègres blancs d’Amérique ».

La liberté d’expression invoquée strictement à de telles fins est un peu bancale si, par ailleurs, elle est mise à mal lorsque s’exprimer coûte le plus cher. Le DGe n’est pas le seul médecin au Canada victime de représailles⁠3, et il faudrait un dossier complet sur les professionnels réduits au silence. Le 24 novembre, l’ONU a exprimé ses inquiétudes face à « la vague mondiale d’attaques, de représailles, de criminalisation et de sanctions à l’encontre de ceux qui expriment publiquement leur solidarité avec les victimes du conflit actuel entre Israël et la Palestine4 ».

Les experts de l’ONU ont observé les phénomènes suivants : « censure d’artistes engagés », « journalistes intimidés », « étudiants suspendus ou exclus », « sportifs menacés » et « criminalisation des manifestations propalestiniennes ».

On ne rappellera jamais assez le caractère ignoble des actes antisémites et islamophobes d’individus, mais les instances détenant un plus grand pouvoir devraient aussi faire mieux.

Un exemple parmi tant d’autres ? « Anti-israéliens » aura été l’expression utilisée dans les manchettes de nombreux médias pour désigner des manifestants affichant leur soutien au peuple palestinien ou dénonçant les investissements dans l’armement d’Israël. « Anti-israéliens » est une accusation sévère d’antagonisme envers tout un peuple, alors que dans les articles en question, les faits rapportés ne soutiennent pas l’étiquette.

Dans un contexte où les enjeux en cause sont déjà difficiles, nos médias devraient éviter de laisser planer l’idée qu’une prise de parole s’effectue nécessairement contre un ennemi. La liberté d’expression s’en portera mieux.

1. Lisez la chronique d’Isabelle Hachey « La peur d’être annulé, encore » 2. Lisez la chronique du Devoir 3. Consultez le reportage de CTV sur les médecins sanctionnés en Ontario (en anglais) 4. Lisez la déclaration de l’ONU Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue