Doit-on s’inquiéter que le Canada soit en train de devenir beaucoup plus polarisé, à l’instar des États-Unis et de certains pays européens ?

Justin Trudeau n’est pas d’accord avec la prémisse de ma question.

« Je suis d’accord que la politique devient de plus en plus polarisée. Je ne suis pas sûr que les gens deviennent de plus en plus polarisés. […] [Même si] des minorités extrêmement vocales prennent beaucoup de place en ligne et sur la place publique », a répondu le premier ministre Justin Trudeau en entrevue éditoriale à La Presse jeudi dernier.

La vague de polarisation et de populisme qui déferle en Occident m’inquiète énormément. L’extrême droite est au pouvoir en Italie et vient de remporter les élections aux Pays-Bas et en Argentine. Au pays de l’Oncle Sam, les extrémistes trumpistes ont pris le contrôle du Parti républicain. Même s’il fait face à quatre procès criminels et qu’il louange ouvertement les régimes autoritaires, Donald Trump sera fort probablement le candidat républicain à l’élection présidentielle de novembre 2024.

Cette vague de polarisation, qui peut favoriser une montée de l’extrémisme, a-t-elle déjà pris racine au Canada ? J’étais curieux d’en discuter avec la personne qui dirige le pays depuis huit ans.

Justin Trudeau pense que le Canada est épargné par cette vague de polarisation. Il donne deux exemples : les vaccins contre la COVID-19 et le droit à l’avortement.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

« Prenons l’exemple des vaccins. C’est très polarisant comme conversation, on le sait. Peut-on réellement parler de polarisation quand 80 %, 85 %, 90 % des Canadiens acceptaient la science et ont agi de façon à se protéger ? », demande le premier ministre du Canada.

« Prenons l’exemple des vaccins. C’est très polarisant comme conversation, on le sait. Peut-on réellement parler de polarisation quand 80 %, 85 %, 90 % des Canadiens acceptaient la science et ont agi de façon à se protéger ? Il y a une minorité extrêmement vocale qui disait : “Non, non, non, je veux pouvoir faire mes propres choix” – d’ailleurs, tout le monde a fait son propre choix.

« Est-ce qu’on parle vraiment de polarisation quand vient le temps de débattre des droits des femmes ? Je sais, les gens vont dire : “voici un libéral qui va encore parler de l’avortement comme wedge issue [un sujet clivant] avec les conservateurs”, mais la réalité, c’est que puisqu’on a vu un renversement du droit à l’avortement aux États-Unis, on ne peut pas se dire : non, ça ne se passera pas au Canada. Ça peut se passer [ici]. Mais la vaste majorité des Canadiens croit qu’on devrait laisser le choix aux femmes pour leur santé et leurs droits reproductifs. La réalité, c’est qu’il y a une minorité qui est très vocalement opposée à ça. [Le débat] a l’air plus polarisant qu’il l’est [dans la population]. »

Là-dessus, Justin Trudeau a raison : 79 % des Canadiens sont en faveur du droit des femmes à l’avortement, contre 14 % qui s’y opposent et 7 % qui sont indécis, selon un sondage Léger en 2022⁠1. Pour la population canadienne, loin des débats politiques à la Chambre des communes, le débat est clos.

La réponse calme et sereine du premier ministre sur la polarisation me surprend néanmoins.

« Vous ne sentez pas le pays de plus en plus polarisé ?

— Sur quel enjeu, par exemple ?

— Les changements climatiques.

— Quand on regarde les sondages, il y a énormément de gens qui votent conservateur et qui sont préoccupés par l’environnement et les changements climatiques. J’ai parlé à des fermiers en Alberta qui ont vu les incendies de forêt et les inondations. Ce ne sont pas les changements climatiques qui sont polarisants, c’est l’approche que préfère utiliser le Parti conservateur pour faire des levées de fonds. »

Là, l’argument de M. Trudeau est moins solide. Laissons de côté deux minutes les conservateurs et le style très polarisant de Pierre Poilievre. Sur les changements climatiques, les données contredisent M. Trudeau. En 2022, le Pew Research Center a mesuré la polarisation gauche-droite en matière de changements climatiques dans 14 pays, et le Canada arrivait au 3e rang des pays les plus polarisés sur cette question⁠2. C’est un problème si on veut trouver des solutions tous ensemble pour lutter contre les changements climatiques.

Est-ce que le Canada se polarise ? Ce n’est pas facile à mesurer. Par contre, Justin Trudeau a raison sur un point : la politique canadienne est de plus en plus partisane et polarisée.

Les conservateurs poussent la note très loin, mais c’est une tendance dans tous les partis.

Plusieurs raisons expliquent ce phénomène, dont notre appétit collectif pour le spectacle politique. Plus une déclaration sortira de l’ordinaire, plus elle attirera l’attention des médias, des réseaux sociaux et des citoyens.

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« La réalité politique devient de plus en plus partisane, dit Justin Trudeau. C’est ça qui pogne dans les médias, qui est partagé sur les réseaux sociaux. »

« La simplification politique joue, explique Justin Trudeau. Ce n’est pas juste les conservateurs. La réalité politique devient de plus en plus partisane. C’est ça qui pogne dans les médias, qui est partagé sur les réseaux sociaux. Quand je fais un discours rassembleur, ça ne se fait pas partager. Quand je lance un “zinger” [une pique] contre Poilievre, là, tout à coup, ça se partage. C’est une réalité. On ne va pas s’arracher les cheveux pour ça. On vit dans le monde dans lequel on vit. »

Le danger, c’est que les Canadiens suivent l’exemple de leurs politiciens et deviennent à leur tour de plus en plus polarisés. Car les électeurs très partisans ont tendance à agir comme des robots qui suivent aveuglément leur parti politique.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science. En 2003, un prof de l’Université Yale a fait une expérience fascinante avec ses étudiants les plus progressistes. Il leur a demandé de choisir entre deux programmes gouvernementaux d’aide pour les familles pauvres, l’un très généreux, l’autre peu généreux. Au départ, comme prévu, les étudiants ont suivi leurs convictions et ont choisi le programme d’aide le plus généreux.

Puis, le prof a introduit une nouvelle variable : le Parti démocrate appuyait le programme peu généreux, et le Parti républicain le programme très généreux. Ça n’avait aucun sens. Mais c’était pour voir si les étudiants allaient suivre leurs convictions ou suivre ce que leur parti préféré leur suggérait. Au lieu de suivre leurs convictions, les étudiants progressistes ont choisi… le programme moins généreux parce qu’il était recommandé par le Parti démocrate⁠3.

La morale de cette histoire : si nos politiciens se radicalisent, leurs partisans risquent de les suivre, de se radicaliser eux aussi, et la société deviendra plus polarisée.

Toute polarisation n’est pas mauvaise. Une société où tous les partis politiques proposent la même chose n’est pas souhaitable. Mais une société trop polarisée, comme aux États-Unis, c’est aussi dangereux. Les nuances et la complexité prennent le bord, nos politiques publiques peuvent en souffrir. Ça pourrait même diminuer l’efficacité des gouvernements, pensent certains politicologues⁠4.

C’est pourquoi, quelle que soit votre opinion de Justin Trudeau, il faut tous souhaiter qu’il ait raison quand il prétend que le Canada ne se polarise pas.

Qu’est-ce que la polarisation ?

La polarisation, c’est la division des gens en deux camps de plus en plus opposés sur le plan idéologique. Une société très polarisée est généralement moins portée sur les compromis (c’est blanc ou noir, il y a peu de place pour le gris). Il s’y développe souvent de la polarisation affective : les gens ne sont pas seulement en désaccord, mais ils développent aussi des sentiments négatifs à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme eux (ex. : des parents progressistes ne veulent pas que leur fille marie un conservateur). La polarisation affective pourrait avoir comme conséquences de créer des bulles sociales et de réduire l’efficacité des gouvernements⁠5.

1. Lisez l’article « Une majorité de Canadiens appuie le droit à l’avortement, selon un sondage » du Devoir 2. Consultez le sondage du Pew Research Center (en anglais)

3. Geoffrey L. Cohen, « Party Over Policy : The Dominating Impact of Group Influence on Political Beliefs », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 85, no. 5, 2003, 808-822 ; cité dans Ezra Klein, Why We’re Polarized, Avid Reader Press, 2020, p. 86-88. Si le sujet de la polarisation vous intéresse, vous devez absolument lire le livre d’Ezra Klein.

4 et 5. Marc J. Hetherington and Thomas J. Rudolph, Why Washington Won’t Work : Polarization, Political Trust, and the Governing Crisis, Chicago : University of Chicago Press, 2015, 256 pages ; cité dans Levi Boxell, Matthew Gentzkow et Jesse M. Shapiro, « Cross-Country Trends in Affective Polarization », National Bureau of Economic Research Working Paper 26669, 2020.

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