« Les gens qui nous écoutent se demandent quel temps il fera ce week-end. »

« Nos gens ne sont pas prêts à reprendre le travail. »

« Les gens sont visiblement las de la CAQ. »

Ils sont moroses, les gens, en ce pré-Noël. Ils sont inquiets pour l’année scolaire de leurs enfants, le coût de la vie, leur carte de crédit qui va exploser avec l’achat des cadeaux. Les gens. Vous. Moi.

Personnellement, je suis à boutte de cette expression qui en ce moment supplante toutes les autres pour nous décrire. Paresse langagière et refus de nommer précisément les choses, l’expression les gens est devenue la formule galvaudée pour parler de ceux qui votent, qui vivent, qui débrayent, manifestent, grognent, et qui n’en pensent pas moins.

Tous ceux qui sont des auditeurs, des lecteurs, des téléspectateurs, des citoyens, des jeunes, des vieux, des pauvres, des trop riches, des parents, des travailleurs. Bref, des synonymes existent. Pourtant, tous, nous devenons, dans la bouche d’animateurs populistes ou de politiciens tannés : des gens, beiges et anonymes.

En ce pays champion du consensus mou, nous sommes fédérés sous la même bannière one size fits all. Pas grave si on généralise à outrance et qu’on aplanit toutes les différences qui font notre saveur. Sur les réseaux sociaux, les gens sont un mot-clic qui sert à dénigrer les quétaines un peu lents, les matantes qui osent s’exprimer, les mononcles conservateurs. #lesgens n’est pas un compliment. Généralement, #lesgens sont déplorables.

Je n’en peux plus de cette expression. Immédiatement, mon détecteur à populisme se met à clignoter. Car les gens sert à flatter l’électeur dans le sens du poil, et ce, à tous les étages du pouvoir. C’est une forme de mépris à peine déguisé. On aime que les gens répondent aux vox pop, qu’ils appellent aux tribunes téléphoniques. Ils sont de la bonne pâte à sondages. Quand on réfère aux gensses à longueur d’émission ou de point de presse, j’entends surtout de la condescendance.

Tout ça témoigne de pauvreté intellectuelle. Nous ne sommes pas un troupeau indistinct. On nous anonymise dans cette catégorie molle et commode, qu’on étire jusqu’à l’insignifiance. La réduction est insultante.

C’est quand même curieux de constater que ceux qui tètent, courtisent, minouchent les gens se positionnent, en général, au-dessus d’eux. Car les gens, ce n’est pas eux ! Et pour cause. Ça se lève à 5 h, c’est jammé dans le trafic du pont Charles-de-Gaulle à 5 h 35, ça regarde Occupation double et ça a une opinion affirmée sur Lara et Vincent, les gens.

Il y a quelques décennies, on appelait les gens le monde, ou mieux, le vrai monde. Un monde ordinaire par opposition, j’imagine, au faux monde, celui qui a des privilèges, qui parle fort, que les pirates de Québec aiment détester. Le vrai monde, c’est la majorité silencieuse, le bon peuple.

En réduisant la population à une masse indistincte, gens ou vrai monde, on peut en dire n’importe quoi. L’utiliser à n’importe quelle fin. Comme politicien, par exemple, on peut se persuader que le vrai monde nous aime encore, et prendre une maudite débarque dans les sondages. Tout ça parce qu’on a cru que nos gens nous étaient acquis. Pas les citoyens : les gens d’ici…

Albert Camus écrivait : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde. »

Aujourd’hui, une nouvelle lutte se joue autour du vocabulaire. Les bien-pensants se sont gossé un attirail sémantique inédit. Il comprend des mots-valises, des mots acérés, des expressions faussement neutres, comme vivre-ensemble, cisgenre, racisé… Des mots barbelés qui claquent comme des injonctions. On proscrit des mots. D’autres deviennent des balises entre lesquelles naviguer à ses risques et périls. Les idéologues du vocabulaire et de la pensée ne réfutent toutefois pas quelques mots flous, si utiles. Les gens en font partie. On les aime à gauche comme à droite.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jeune syndiquée, retraité actif. Sans-abri à boutte. Adolescent rêveur. Proche aidante découragée. Immigrante aux trois jobines… Derrière les gens, il y a des histoires, des trajectoires de vie, rappelle notre collaboratrice.

Ça ne sonne pas très dynamique, les gens. C’est amorphe. Parfois, je me mets à imaginer que les gens en ont ras le bol. Qu’ils veulent du respect. De l’écoute réelle. Qu’on les appelle par leur nom. Qu’on tienne compte de leur nature, de leur originalité. Citoyen, électeur. Jeune syndiquée, retraité actif. Sans-abri à boutte. Adolescent rêveur. Proche aidante découragée. Immigrante aux trois jobines. Derrière les gens, il y a des histoires, des trajectoires de vie.

Mais non, nous sommes les gens ! Alors, pas plus bêtes qu’il ne le faut, nous nous détournons silencieusement, mais nombreux, de ces bonimenteurs paresseux et complaisants. Ce n’est pas par cynisme, mais par lassitude. Nous adoptons de nouvelles pratiques, nous informons à même des balados qui nous parlent, nous impliquons dans des organismes de proximité. De plus en plus nombreux, des citoyens retissent des liens sociaux plus sincères. Nous aspirons à plus.

Tannée qu’on nous parle comme à des enfants. Le respect, ça passe aussi beaucoup par les mots qu’on utilise.

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