Dans la catégorie « choses improbables s’étant déroulées en 2023 », il y a cette saga entourant le déménagement d’une succursale de la Société des alcools du Québec (SAQ) à Victoriaville.

Non, vous n’avez pas rêvé. L’emplacement d’un magasin de vin dans cette ville du Centre-du-Québec a déclenché cette année une discussion nationale, se hissant pratiquement au niveau d’affaire d’État.

J’ai voulu y revenir parce que cette histoire soulève des questions importantes sur le rôle que jouent (ou ne jouent pas !) nos sociétés d’État dans la construction du Québec de demain.

Rappelons les faits. En septembre dernier, la SAQ annonce vouloir déménager sa succursale du centre-ville de Victo vers un centre commercial de périphérie.

La décision s’attire les foudres d’une longue liste d’intervenants, notamment :

  • le maire de Victoriaville ;
  • l’Ordre des urbanistes du Québec ;
  • l’Union des municipalités du Québec ;
  • La Fédération québécoise des municipalités;
  • le Regroupement des Sociétés de développement commercial du Québec ;
  • le syndicat de la SAQ ;
  • l’organisme Vivre en ville.

L’affaire suscite aussi des chroniques dans les journaux et des questions à l’Assemblée nationale.

En gros, on reproche à la SAQ de ne pas participer à la revitalisation des centres-villes que prône la nouvelle Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire, dont le plan de mise en œuvre a été publié par Québec l’été dernier.

La société d’État finira par faire volte-face… en affirmant que cela n’a rien à voir avec les critiques.

Si c’était à refaire, la SAQ agirait-elle différemment ?

En gros, non. C’est ce que je conclus d’une entrevue avec Lilli Prud’homme, directrice, Développement immobilier, à la SAQ.

D’entrée de jeu, Mme Prud’homme soutient que la décision de conserver la SAQ au centre-ville de Victoriaville n’a rien à voir avec la levée de boucliers qui a suivi l’annonce de son déménagement.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Lilli Prud’homme, directrice du développement immobilier pour la SAQ

Ce n’est pas le battage médiatique qui nous fait prendre les décisions. C’est la question de savoir si on est pertinents pour le client.

Lilli Prud’homme, directrice du développement immobilier pour la SAQ

La directrice du développement immobilier pour la SAQ rappelle qu’en 2012, la société d’État avait fermé sa succursale de Pointe-Saint-Charles, à Montréal, malgré le tollé parmi les résidants.

Mme Prud’homme m’explique que contrairement à plusieurs sociétés commerciales, la SAQ possède une expertise interne pour évaluer les meilleurs emplacements pour ses succursales.

Au début 2022, les indicateurs au centre-ville de Victoriaville étaient au rouge. D’où la décision de déménager la succursale vers un pôle commercial plus excentré.

Mme Prud’homme affirme que ce sont de nouvelles données fournies par la Ville qui ont finalement convaincu la SAQ de demeurer au centre-ville.

« Tout à coup, l’équipe de la municipalité a changé sa réglementation municipale au centre-ville pour permettre la densification, dit Mme Prud’homme. Là, il y a des promoteurs qui ont dit : « Je vais bâtir une tour de 400 résidences, je vais bâtir un hôtel. » C’est dans ce genre de contexte que la SAQ a dit : « Parfait, je vais attendre. » »

Aujourd’hui, les indicateurs de la succursale en question sont au jaune. La SAQ vient d’y signer un bail de deux ans. Elle attend de voir si les indicateurs vireront au vert avant de s’engager à plus long terme.

« Oui, je suis content du dénouement, me dit le maire de Victoriaville, Antoine Tardif. Maintenant, est-ce que ça veut dire que c’est réglé pour toutes les autres municipalités qui ont des enjeux semblables ? Je pense que non. »

J’estime aussi qu’il reste d’importantes questions en suspens.

En disant attendre qu’un hôtel et des résidences se construisent au centre-ville de Victoriaville avant de s’y ancrer, la SAQ nous envoie un message : celui qu’elle est attentiste et non proactive dans la revitalisation des centres-villes. Elle est prête à « suivre la parade » si cela sert ses intérêts commerciaux. Mais elle n’est pas à être la première à se mouiller.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Avec la saga de Victoriaville, la SAQ nous envoie un message : celui qu’elle est attentiste et non proactive dans la revitalisation des centres-villes, écrit Philippe Mercure.

Le Québec se trouve pourtant à un tournant. On comprend finalement la nécessité de concentrer les services dans des zones denses, accessibles autrement qu’en voiture, si on veut limiter les impacts de nos activités sur le territoire et le climat.

« Au fil des années, le développement s’est beaucoup réalisé en périphérie des centres-villes et des noyaux villageois dans plusieurs régions du Québec. Ce faisant, la proximité des services accessibles par divers modes de déplacement n’a pas été pleinement considérée », peut-on lire dans le plan de mise en œuvre de la nouvelle Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement.

Les centres-villes y sont décrits comme « un levier de développement économique et touristique, et même de revitalisation pour certains milieux ».

La SAQ, qui est tout de même une société d’État dont l’actionnaire unique est le gouvernement, estime-t-elle avoir un rôle à jouer pour incarner ces orientations dans la réalité ?

« Ce qu’il faut comprendre, c’est que la SAQ, son rôle, ce n’est pas de revitaliser les centres-villes. Ça, c’est le rôle de la municipalité », me répond très franchement la directrice Lilli Prud’homme.

« On a comme mission commerciale de bien servir la population du Québec, ajoute-t-elle. Est-ce que la SAQ sert bien le client ? Tout est basé là-dessus. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Jacques Farcy, président de la SAQ

Dans une lettre envoyée au maire de Victoriaville en juillet dernier, le président de la SAQ, Jacques Farcy, était aussi on ne peut plus clair.

« Nous comprenons votre volonté de répondre aux exigences du plan d’aménagement du territoire du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation, cependant la SAQ est tenue de répondre à des obligations commerciales ainsi qu’économiques », y écrit-il.

Après mon entrevue avec Lilli Prud’homme, la SAQ m’a fait parvenir des extraits de la politique sur l’aménagement du territoire. L’un d’entre eux souligne que « l’accès à une diversité d’usages et de services diminue les distances et les temps de déplacement ».

Selon la SAQ, cela correspond à sa stratégie de s’insérer dans le « parcours du client » en se positionnant près des magasins d’alimentation et des pharmacies, notamment dans les pôles excentrés déjà développés.

Bien essayé, mais la SAQ devrait se demander pourquoi son interprétation de la politique d’aménagement du territoire s’oppose à celle de l’Ordre des urbanistes du Québec et de l’Union des municipalités du Québec.

Ce n’est pas la première fois que nos sociétés d’État agissent comme des entités commerciales et n’accordent pas toute l’attention à l’intérêt commun qu’on attendrait d’elles. On l’a vu quand les autorités de Santé publique ont dû freiner les ambitions de Loto-Québec, qui voulait implanter un salon de jeu près du Centre Bell.

On le voit avec certaines pratiques commerciales de la SAQ (promotions, rabais, dégustations, cartes de fidélisation) qui font dresser les cheveux sur la tête d’organisations comme l’Association pour la santé publique du Québec.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Certaines pratiques commerciales de la SAQ (promotions, rabais, dégustations, cartes de fidélisation) font dresser les cheveux sur la tête d’organisations comme l’Association pour la santé publique du Québec.

Et on le voit quand la SAQ refuse de faire amende honorable et ne souscrit pas aux grandes orientations urbanistiques que tente de se donner le Québec.

Non, la SAQ ne pourra pas à elle seule revitaliser tous les centres-villes de la province. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’afficher une réelle volonté d’y participer. Et de ne pas défaire d’une main ce que le gouvernement tente de construire de l’autre.

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