Présentée au Musée des beaux-arts de Montréal jusqu’au 21 janvier, l’exposition Marisol : une rétrospective propose une formidable réflexion sur des enjeux qui dominent l’actualité. Notre chroniqueuse est allée à la rencontre de cette artiste unique qu’on redécouvre avec émotion.

J’ai eu un coup de cœur cette année, pour ne pas dire un coup de foudre, pour l’artiste Marisol. Vous avez peut-être aperçu une de ses sculptures cubiques ou son portrait en noir et blanc sur une affiche dans un couloir du métro de Montréal. Son œuvre est l’objet d’une formidable exposition présentée au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM).

Marisol Escobar est morte en 2016 à l’âge de 86 ans, mais son œuvre est tellement actuelle et pertinente qu’elle ne jurerait pas dans une galerie d’art du boulevard Saint-Laurent.

Ses créations font écho à des enjeux brûlants d’actualité.

C’est donc pour discuter de l’artiste et de son œuvre que j’ai donné rendez-vous à la commissaire de l’exposition, Mary-Dailey Desmarais. J’étais curieuse d’en savoir davantage sur l’intention du Musée en programmant cette exposition.

Cela dit, je l’avoue, j’ai eu un petit doute en me rendant au musée. À la station de métro Sherbrooke, des dizaines de grévistes de la FAE, reconnaissables à leur tuque rouge, se rendaient au square Saint-Louis pour une autre journée de manifestation. Et entre les stations Jean-Talon et Lucien-L’Allier, j’ai compté au moins cinq personnes itinérantes recroquevillées sur le sol. Partout, la précarité me sautait au visage et soudain, je trouvais que mon idée d’aller parler d’art dans un musée était peut-être un peu trop confortable.

Mais mes hésitations se sont envolées au contact des créations de Marisol.

Parce que l’art a droit de cité même quand tout va mal. Surtout quand tout va mal. Et que l’œuvre de Marisol, qui est tout sauf consensuelle et tranquille, pose des questions essentielles et dérangeantes sur notre société.

« Marisol était avant son temps en termes de son engagement, me dit la conservatrice en chef du MBAM, Mary-Dailey Desmarais. Elle traitait des enjeux sociaux comme l’environnement, le rôle des femmes, l’expérience des personnes marginalisées, des immigrants. Ses œuvres étaient très percutantes à l’époque et résonnent encore fortement aujourd’hui. C’est la marque d’une grande artiste. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Discussion avec la commissaire de l’exposition Marisol : une rétrospective, Mary-Dailey Desmarais

La vallée des poupées

Parcourir l’exposition Marisol, c’est découvrir une artiste et une femme qui se remettait régulièrement en question, et qui était en constante transformation.

« On se dit : est-ce que c’est la même artiste ? tellement ses œuvres sont différentes d’une salle à l’autre », note Mary-Dailey Desmarais.

Les grandes sculptures de bois, très ludiques, attirent le regard des enfants comme des adultes. On y retrouve un mélange de naïveté et de cynisme, comme dans les œuvres Baby Boy et Baby Girl, de gros bébés qui portent un discours critique sur la construction du genre. Baby Girl tient une poupée dans ses mains. Mary-Dailey Desmarais me fait remarquer qu’il s’agit de Midge, la meilleure amie de Barbie. Un choix qui n’est pas innocent, croit la conservatrice. « Elle ne voulait pas être Barbie, elle s’identifiait plutôt à la personne d’à côté, un peu dans l’ombre de Barbie, ce qui est quand même intéressant quand on y pense. »

PHOTO BRENDA BIEGER, ALBRIGHT-KNOX ART GALLERY/AKG, FOURNIE PAR LE MBAM

Baby Girl de Marisol

Cette sculpture, sans doute la préférée de la conservatrice en chef, parle des attentes à l’endroit des femmes et de la présence des enfants dans leur vie. « C’est à la fois adorable et poignant. On posait souvent la question à Marisol : quand allez-vous vous marier ? Aurez-vous des enfants ? Elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais eu d’enfants, mais les attentes qu’on avait à son endroit étaient suffisamment importantes pour qu’elle les aborde à travers son art. Et toutes ces questions liées à l’identité des femmes continuent à résonner aujourd’hui. »

Inspirée par Cousteau

Dans une autre salle, où on présente des films tournés sous l’eau, le visiteur découvre, suspendus du plafond, des poissons effilés sculptés dans le bois. D’autres poissons posés sur un socle ont des visages humains un peu inquiétants.

PHOTO DENIS FARLEY, FOURNIE PAR LE MBAM

La salle préférée de la commissaire Mary-Dailey Desmarais

C’est la salle préférée de Mary-Dailey Desmarais. « On est à la fin des années 1960, au début des années 1970, explique-t-elle. Marisol a quitté les États-Unis, elle en a eu marre de la scène artistique, de la culture de la consommation et aussi du discours autour de la guerre au Viêtnam. Elle est partie à Tahiti et a pratiqué la plongée. Elle était très inspirée par le travail de Cousteau. Les œuvres de cette époque parlent de l’interconnexion entre les espèces animales et humaines. Il y a aussi une forte dimension politique : les noms des poissons sont liés à des armes américaines comme le navire de guerre USS Barracuda. Elle a créé des êtres un peu monstrueux pour contester l’impact des déchets nucléaires sur l’environnement. Elle était tout à fait en dialogue avec le discours et les craintes de son temps. »

Les critiques d’art ont été décontenancés par le virage de Marisol dont les réflexions environnementales étaient, encore une fois, avant-gardistes alors qu’aujourd’hui, elles sont parfaitement évidentes.

Critique, Marisol l’était aussi par rapport à son image. Son œuvre, ponctuée d’autoportraits, conteste sa propre place comme femme et artiste. « C’était une très belle femme qui a été beaucoup photographiée, certains diraient au sacrifice de l’attention critique rigoureuse que sa pratique méritait, observe Mary-Dailey Desmarais. Elle n’aimait pas que les médias la dépeignent comme une “artiste folk latine”. Ce n’est pas de cette façon qu’elle voulait être perçue. »

PHOTO HARRY MATTISON, FOURNIE PAS BILL KATZ ET LE MBAM

L’artiste Marisol, dans un portrait de Harry Mattison, en 1976

Le fait qu’elle soit disparue de la scène artistique à plusieurs reprises, refusant en quelque sorte de jouer le jeu de l’autopromotion, a accentué l’aura de mystère qui l’a toujours enveloppée.

Mettre les artistes en lumière

Encore aujourd’hui, Marisol est un modèle féminin inspirant pour les artistes en général, et pour les femmes en particulier.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La conservatrice en chef du MBAM, Mary-Dailey Desmarais

Elle a ce côté complètement novateur et courageux. Elle a poursuivi sa vision artistique. C’est un message très inspirant pour toutes les femmes et pour toutes les personnes qui se confrontent à des doutes. Elle nous dit qu’il faut avoir du courage pour oser faire les choses différemment.

Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM

Pour chaque Marisol, il y a des centaines sinon des milliers d’artistes qui n’ont pas connu leur moment de gloire, me rappelle la conservatrice en chef du MBAM. « Quand on parle du pop art, c’était plutôt les hommes qui étaient mis en lumière et qui étaient des vedettes. C’est justement à ça que servent les musées, à remettre en lumière ces artistes pionnières qui méritent, comme leurs pairs masculins, d’être mises en valeur. »

On ne sort pas de l’exposition indemne. On est interpellé, touché, charmé. Mary-Dailey Desmarais est enchantée du succès de l’exposition (environ 60 000 visiteurs en date du 19 décembre), mais elle n’est pas étonnée.

« J’étais convaincue que les Montréalais auraient de l’appétit pour la découverte, l’innovation et l’audace qui se retrouvent dans le travail de Marisol. Elle a aussi travaillé dans le milieu de la danse et de la mode, deux aspects importants de la culture montréalaise. À Montréal, il y a un amour pour des acteurs culturels qui font les choses avec audace et avec un certain flair. On aime le côté novateur, et l’engagement et l’œuvre de Marisol posent des questions importantes sur tellement de sujets. Je pense qu’il y a quelque chose pour tout le monde dans cette exposition. »

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