Qui, sur cette Terre, peut se vanter d’avoir pris en défaut le grand Albert Einstein ?

C’est le cas du physicien français Alain Aspect, à l’origine d’une expérience devenue mythique réalisée en 1982 et qui lui a valu le prix Nobel de physique l’an dernier.

Quand j’ai appris que le professeur Aspect était de passage à Sherbrooke à la fin de l’année dernière, j’ai réagi comme le ferait mon collègue Alexandre Sirois si Taylor Swift annonçait un spectacle au Vieux Clocher de Magog à deux jours d’avis. (Oui, Alex est un Swiftie, il s’en est confessé publiquement⁠1.)

C’est donc à des patrons un brin perplexes que j’ai annoncé devoir absolument chambouler mon horaire pour aller rencontrer celui dont les travaux m’ont fasciné dès mes premiers contacts avec la physique moderne, au cégep.

J’ai eu le privilège d’avoir un peu de temps seul à seul avec ce maître de la physique expérimentale. Puis j’ai assisté à la conférence (magistrale) qu’il a donnée à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke, avant d’y recevoir un doctorat honorifique.

PHOTO MARTIN BLACHE, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

La conférence d’Alain Aspect à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke, avant d’y recevoir un doctorat honorifique

Il en ressort qu’Alain Aspect n’est pas du genre à s’enorgueillir d’avoir donné tort à Einstein.

Si vous avez bien écouté ma conférence, c’est qui, mon héros ? C’est Einstein. Il avait tort, oui. Mais à l’époque où il a développé sa position, il ne savait pas qu’il avait tort. Sa position était tout à fait légitime. Alors si je pouvais rencontrer Einstein, je lui dirais : […] voilà le résultat des expériences. Alors, qu’est-ce que vous en concluez, mon cher Albert ?

Alain Aspect, physicien

Pour comprendre la contribution fondamentale d’Alain Aspect à la physique moderne, il faut remonter aux années 1920 et 1930.

Si vous ne comprenez pas tout ce qui suit, ce n’est pas grave et c’est normal. L’important est de réaliser qu’on touche ici à la nature même du monde – et à la façon dont l’humain peut la comprendre.

À l’époque, la physique quantique, cette science qui décrit le comportement des objets dans l’infiniment petit, est en plein développement.

La mécanique quantique est une discipline étrange, profondément contre-intuitive, avec laquelle j’ai moi-même jonglé pendant ma maîtrise en génie physique sans jamais avoir le sentiment de bien la comprendre.

Cette science est probabiliste, dans le sens où elle ne permet de prédire à peu près rien avec certitude. Elle décrit des objets qui peuvent être à la fois des ondes et des particules, et dont il est impossible de connaître simultanément la vitesse et la position.

Einstein est connu pour la relativité et sa fameuse équation E = mc⁠2, mais il est aussi l’un des fondateurs de la mécanique quantique. À l’époque où il la développe, il a toutefois le sentiment que la science est incomplète. Il estime que son aspect probabiliste cache une incompréhension.

« Dieu ne joue pas aux dés », lance-t-il dans une phrase devenue célèbre.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le physicien Albert Einstein

En 1935, avec les physiciens Boris Podolsky et Nathan Rosen, Einstein publie un article qui fait grand bruit. Les physiciens montrent que les équations de la physique quantique conduisent à un phénomène extrêmement étrange : l’intrication.

Par une expérience de pensée, Einstein et ses comparses imaginent deux particules de lumière envoyées dans des directions opposées. Ils montrent que selon la mécanique quantique, une mesure faite sur une particule conduit automatiquement à la même valeur sur l’autre, de façon instantanée.

Quel lien magique peut bien relier ainsi les particules distantes ? Comment de l’information peut-elle voyager à une vitesse infiniment grande entre les deux ? Mystère. L’affaire est appelée « paradoxe EPR », pour Einstein-Podolsky-Rosen.

Einstein y voit la preuve que la mécanique quantique est incomplète. Il estime que si les deux particules peuvent ainsi s’influencer l’une l’autre à distance, c’est qu’il existe des « variables cachées » qui étaient présentes avant leur séparation.

Son point de vue s’oppose à celui de son grand ami Niels Bohr, un physicien danois qui soutient au contraire qu’il faut accepter l’intrication et la nature probabiliste de la mécanique quantique.

« Mais qui êtes-vous, Albert Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? », dit Bohr à Einstein en réponse à sa boutade sur les dés.

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Le physicien Niels Bohr

Ce débat entre titans, c’est l’homme que j’ai devant moi qui le tranchera.

Alain Aspect mettra sept ans à reproduire en laboratoire l’expérience de pensée imaginée par Einstein, Podolsky et Rosen.

Vous avez deux énormes physiciens que sont Niels Bohr et Albert Einstein. Les deux n’étaient pas d’accord. On pensait que le débat était purement philosophique. Et puis on comprend qu’on va pouvoir le trancher par une expérience. Je trouvais ça passionnant.

Alain Aspect, physicien

Grâce à un mécanisme extrêmement astucieux et des manipulations expérimentales exceptionnelles, le professeur Aspect prouve hors de tout doute que les « variables cachées » d’Einstein n’existent pas. Il en sera récompensé par le Nobel de physique 40 ans plus tard.

Savait-il à l’époque qu’il donnerait raison à Bohr plutôt qu’à Einstein ?

« Non, non, non, me répond-il. L’expérimentateur doit être complètement ouvert. »

Une autre question me brûle les lèvres. On sait à quel point la mécanique quantique est contre-intuitive. Alain Aspect a-t-il une image mentale de ce qu’il a prouvé ? Comprend-il comment deux particules peuvent s’échanger de l’information de façon instantanée ?

« Oui, j’ai une image mentale, me répond-il. Dans cette image, j’ai le droit de mettre quelque chose d’instantané entre un côté et l’autre. Cette image est contestable – je ne sais pas si, dans le monde réel, c’est comme ça. Mais raisonner de cette façon me permet d’avoir des intuitions que je peux ensuite contrôler par le calcul. »

Alain Aspect admet qu’il n’avait absolument pas prévu que l’intrication quantique conduirait un jour à des développements technologiques. Aujourd’hui, le fait que deux particules puissent être liées à distance propulse des travaux en cryptographie quantique, une méthode qui permet de transmettre une clé de chiffrement entre deux interlocuteurs pour sécuriser leurs communications.

La téléportation quantique, dont le Québécois Gilles Brassard fut l’un des inventeurs, utilise quant à elle le principe d’intrication pour déplacer des informations d’un endroit à l’autre.

Et il y a finalement l’informatique quantique, bien vivante à Sherbrooke, qui promet d’accoucher d’une nouvelle génération d’ordinateurs beaucoup plus puissants que ceux d’aujourd’hui. Alain Aspect a lui-même sauté dans ce bateau en cofondant l’entreprise PASQAL.

Cela n’empêche heureusement pas le récipiendaire du Nobel de faire le tour du monde pour s’adresser aux profs et aux étudiants.

« J’adore expliquer, me confie-t-il. J’aime voir, dans les yeux des gens qui m’écoutent, la lueur qui montre qu’ils ont compris ce que j’étais en train de leur dire. »

Nous sommes plusieurs, ce jour-là, à être ressortis de l’Université de Sherbrooke avec des lueurs dans les yeux.

1. Lisez la chronique « Je suis un Swiftie. Voilà, c’est dit ! » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue