Un peu avant Noël, alors que nous nous demandions depuis combien de temps perdurait une certaine façon de faire, un collègue a déclaré : « Ouf, ça date pas d’hier, ça. Ma mère aurait dit : “C’est vieux comme le chemin.” »

La conversation a tout de suite bifurqué, « vieux comme le chemin », mais qu’est-ce que c’était donc que cette expression qui fleurait bon la nostalgie et les lumineuses cuisines d’antan ? Elle avait le charme et l’allure de Maggie Smith dans ces publicités de Loewe où on la voit poser avec le petit air amusé de celle qui en a vu d’autres et est consciente de son effet. On avait envie de la connaître.

Mais notre collègue ignorait d’où elle venait, et sa mère, qui aurait aujourd’hui plus de 100 ans, n’était plus là pour l’éclairer. « Le chemin devait être vieux », a-t-il dit, et nous en sommes restés là, avec l’image d’une petite route étroite, bordée d’un muret de pierres moussues, peut-être, ou d’une haie de peupliers. Un vieux chemin descendant vers les bois, entre deux collines.

Ce n’est que le lendemain, en repensant à cette expression digne et élégante comme un beau meuble antique, que j’ai réalisé que ce n’était pas tant l’âge du chemin qui importait, mais le fait qu’il était là en premier, avant toute chose, avant même la plupart d’entre nous. Il n’était pas vieux, il était l’origine.

C’était le chemin taillé à travers les forêts, tracé sur le dos des plaines et lancé par-dessus les glaces des lacs, le chemin qui menait jusqu’au dernier bivouac, celui au-delà duquel il n’était plus question d’avancer. Il était donc là avant le premier feu, avant le premier repas frugal, avant le camp de fortune où l’on s’abritait alors qu’on déboisait, « dépierrait », plantait peut-être. Il était là avant les premières habitations, avant les premières patates et les premières courges, avant le premier enfant né là, dans ce lieu où il nous avait menés.

Il ramenait quelque part, aussi, et c’est là que l’expression prenait toute sa robuste consistance et son sens : le chemin permet de retourner d’où l’on vient ou, à tout le moins, si on a fait le choix de ne plus l’emprunter, de se souvenir qu’on vient de quelque part. Même abandonné il est toujours là, entre les ronces, au-delà des murailles et dans les récits.

Ce n’est pas pour rien si de vieux chemins sillonnent le cœur de presque toutes les légendes. Ils attendent à l’orée des villages et des royaumes, inquiétants passages qu’empruntent les enfants téméraires et les chevaliers avides d’aventures, tous ceux qui, en s’enfonçant vers l’inconnu, vont en fait remonter le cours de l’oubli. Ils reviennent alors au royaume chargés de gloire et de mystère, riches de lucidité – le vrai Graal était bien sûr la connaissance de soi, et celui qui l’avait trouvée se souvenait à tout jamais de la route menant à sa tanière.

Là où « vieux comme le monde » a une simple signification d’ancienneté immémoriale et évoque d’abstraits mouvements de plaques tectoniques sur un océan de magma, « vieux comme le chemin » nous rappelle, comme ça, en passant, que nous venons de loin.

Ce n’est pas quelque chose que nous faisons souvent. Les routes physiques comme métaphoriques que nous avons empruntées pour nous rendre où nous sommes sont rarement contemplées, un bref regard durant d’anémiques cours d’histoire, d’occasionnels mea culpa rapidement expédiés, quelques coups de canon en novembre, une fête ici et là, un chroniqueur affligé qui se demande de temps en temps comment nous allons nous rendre où que ce soit si personne ne se souvient plus d’où on vient.

On pourrait dire la même chose de nos routes intérieures, sentiers étroits et pistes de course qui nous ont menés de l’enfance à l’âge adulte – combien de détours sinueux, combien de chemins de traverse en chacun de nous ? Autant de vieilles routes qui mènent à ce que nous sommes, aux lieux où nous nous sommes bâtis et où nous avons choisi de planter nos racines.

Je m’en viens vieille, moi aussi, peut-être pas autant que le chemin, mais tout de même un peu, je le sens dans mon genou droit et dans ma tendance à réagir à ce genre d’expression en pensant : « On n’en fait pu, des comme ça. » Des images à la fois simples et immenses, une pépite de sagesse paysanne qu’on peut prendre au premier degré ou choisir de méditer longtemps.

En ce début d’année frisquet, je nous souhaite de prendre le temps d’en excaver d’autres, auprès de nos aînés ou dans le souvenir de nos aïeules, histoire de nous composer un bouquet de belles parlures qu’on pourra effeuiller, tranquillement, en attendant le printemps.

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