« La Floride pourra acheter et importer des médicaments d’ordonnance du Canada. »

Le mousseux du jour de l’An était à peine cuvé que les médias nous servaient ces titres, faisant état des « inquiétudes » que cela soulève.

Misère ! me suis-je dit. Que les oiseaux migrateurs et les amateurs de soleil partent pour Fort Lauderdale, on est habitué. Mais nos précieux médicaments ? Ceux qui permettent de soigner les Canadiens ?

Les pénuries de médicaments causent déjà des maux de tête aux patients canadiens⁠1. La dernière chose dont on a besoin, c’est que des États américains nous prennent pour un gros Jean Coutu et viennent piger dans nos réserves de pilules.

Face à cet enjeu crucial, j’ai voulu comprendre l’ampleur de la menace. Je vends tout de suite le punch : au terme de mes recherches, j’avoue être assez rassuré. Il faudra rester vigilant, mais il semble que l’affaire relève surtout de l’esbroufe politique américaine.

Résumons d’abord la situation.

Si on trouve (avec raison) que les médicaments coûtent cher au Canada, ça n’a aucune commune mesure avec ce qui se passe aux États-Unis. Là-bas, des politiques favorables aux entreprises pharmaceutiques ont propulsé les prix des médicaments de marque dans la stratosphère.

Selon le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, ces médicaments se vendent 3,5 fois plus cher aux États-Unis qu’au Canada. Ce n’est pas d’hier que les politiciens américains promettent à leurs citoyens d’agir pour les faire baisser. Et pour ça, ils lorgnent souvent le nord de la frontière. En 2019, le sénateur Bernie Sanders avait rempli un autocar de patients diabétiques pour les conduire au Canada afin de s’approvisionner en insuline à meilleur prix.

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Le sénateur Bernie Sanders a fait le voyage à Windsor, en Ontario, en 2019 pour aider des Américains à se procurer des médicaments moins chers qu’aux États-Unis.

Le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, est aussi à droite que Bernie Sanders est à gauche. Mais il a repris le même combat et vient de remporter une première victoire concrète dans ce dossier.

Il a réussi à convaincre la Food and Drug Administration (FDA), l’équivalent américain de Santé Canada, d’autoriser l’importation de médicaments en provenance du Canada. Dans une décision datée du 5 janvier, l’agence fédérale affirme que de telles importations sont sécuritaires et dans l’intérêt des Américains.

D’autres États, dont le Colorado, le Texas, le New Hampshire, le Maine et le Vermont, ont des plans semblables et sauteront vraisemblablement dans la brèche.

La question est de savoir si cette victoire judiciaire se transformera en gains concrets. En clair, si des médicaments quitteront vraiment le Canada pour finir dans les pharmacies des Américains. Rien n’est moins sûr.

Le premier obstacle qui se dresse sur le chemin des importateurs, ce sont les entreprises pharmaceutiques elles-mêmes. Celles-ci s’accommodent parfaitement des prix élevés aux États-Unis et sont mécontentes de la décision de la FDA. Ces multinationales ont des filiales de chaque côté de la frontière et ne feront rien pour faciliter l’exportation de médicaments. Elles pourraient même au contraire contester judiciairement la décision.

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Les entreprises pharmaceutiques s’accommodent parfaitement des prix élevés des médicaments aux États-Unis et sont mécontentes de la décision de la FDA.

L’autre mécontent là-dedans, c’est évidemment le Canada. Voyant les Américains saliver devant nos pilules, le gouvernement Trudeau avait interdit bien avant la décision du 5 janvier toute vente de médicaments à l’étranger susceptible de « provoquer ou d’aggraver une pénurie de médicaments au Canada ».

C’est un autre garde-fou solide.

Hugues Mousseau est président de l’Association québécoise des distributeurs en pharmacie, qui approvisionnent en médicaments les pharmacies et les hôpitaux du Québec. Il est formel : il n’est aucunement question que ses membres se mettent à diriger des médicaments vers les États-Unis.

Légalement, dit-il, ils ne le pourraient même pas.

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Le président de l’Association québécoise des distributeurs en pharmacie, Hugues Mousseau

Les grossistes en médicaments que je représente opèrent en vertu de conditions de licences d’établissement qui sont données par Santé Canada et qui empêchent la vente de médicaments à d’autres marchés que le marché canadien. Même si on le voulait, on ne pourrait pas le faire. Et on ne le veut pas de toute façon !

Hugues Mousseau, président de l’Association québécoise des distributeurs en pharmacie

« Il s’agit davantage d’une décision politique qui ne me surprend pas. Les États-Unis sont en période électorale, il ne faut pas l’oublier », a dit quant à lui Pierre-Marc Gervais, pharmacien et vice-président chez Axxess International, une entreprise spécialisée en transport international et courtage en douane, dans un article publié par le magazine Profession santé.

Question réglée ? On dirait. Mais avec le prix des médicaments qui est tellement plus élevé aux États-Unis, quelqu’un qui parviendrait à en exporter au sud de la frontière pourrait faire de juteux profits. Il n’est pas impossible que certains s’essaient.

Joelle Walker, vice-présidente aux affaires publiques à l’Association des pharmaciens du Canada, incite ainsi à la vigilance.

« Il n’y a pas de menace immédiate au Canada, les Canadiens n’ont pas à se précipiter à la pharmacie pour renouveler leur ordonnance, dit-elle. Mais il va falloir surveiller s’il y a des failles dans nos règlements qui sont susceptibles d’être exploitées. »

La décision de la FDA permet à l’État de Floride d’importer des médicaments uniquement pour les programmes publics d’assurance médicaments comme Medicaid. Mais Mme Walker souligne un risque : celui que cette décision soit mal comprise par certains Américains, qui en concluent qu’ils peuvent personnellement s’approvisionner au Canada.

Ça s’est vu pas plus tard que l’an dernier quand l’Ozempic, un médicament contre le diabète de plus en plus utilisé pour la perte de poids, s’est retrouvé en pénurie mondiale. Des Américains ont alors massivement commandé en ligne de l’Ozempic de pharmacies de la Colombie-Britannique, obligeant les autorités de la province à réglementer pour protéger l’approvisionnement local.

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Quand l’Ozempic s’est retrouvé en pénurie mondiale, des Américains ont massivement commandé en ligne le médicament de pharmacies de la Colombie-Britannique, obligeant les autorités de la province à réglementer pour protéger l’approvisionnement local.

Il faut savoir que des ententes de réciprocité existent pour reconnaître les ordonnances entre le Canada et les États-Unis (dans le cas du Québec, ces ententes sont seulement établies avec certains États).

« Même si une petite portion des Américains commençait à faire ça, ça pourrait nous causer des problèmes », souligne Joelle Walker avec raison.

Le mot d’ordre, donc : ne paniquons pas, mais restons alertes.

1. Lisez notre dossier « Médicaments : pénuries en série » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue