Pour arriver au moulin / Au moulin de Buckingham / Y faut débloquer la jam / Qui se r’bloque un peu plus loin.

La drave, de Félix Leclerc

Ça m’est arrivé encore la semaine dernière, cette fois à l’épicerie. « Monsieur Jobin, ça fait plaisir de vous voir, mais vous habitez encore à Buckingham ? » Et moi de répondre : « Évidemment ! »

C’est probablement l’effet combiné d’écrire pour La Presse et de collaborer à RDI. Ça fait Montréal. Les gens pensent donc que j’y habite. Il y a aussi le fait que je fais « ville à part » avec mon épouse depuis maintenant 23 ans, elle habite à Montréal et moi à Gatineau. Certains s’attendaient à ce que j’aille la rejoindre après la politique municipale. Mais non, Buckingham, c’est chez moi.

Bizarrement, c’est en Mongolie, il y a près de 30 ans, que j’ai décidé de faire ma vie dans la ville où je suis né (Buckingham est maintenant un quartier de Gatineau). Après la défaite référendaire de 1995, j’ai voyagé en Asie pendant deux ans, histoire de changer le mal de place.

En Mongolie, j’ai marché seul, le long d’une rivière, pendant un mois. C’était toute une expérience, notamment de solitude. La Mongolie a la plus faible densité de population au monde, trois fois moins élevée que celle du Québec. Quand on sort de la capitale, il n’y a presque personne. En un mois, j’ai assez peu parlé et beaucoup réfléchi.

  • La rivière Orkhon et sa vallée, en Mongolie

    PHOTO HE-BA-MUE, TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

    La rivière Orkhon et sa vallée, en Mongolie

  • Des ger, ou yourtes, habitations mongoles traditionnelles

    PHOTO SHIHO FUKADA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

    Des ger, ou yourtes, habitations mongoles traditionnelles

  • La Mongolie a la plus faible densité de population au monde, trois fois moins élevée que celle du Québec.

    PHOTO TOMOHIRO OHSUMI, ARCHIVES BLOOMBERG

    La Mongolie a la plus faible densité de population au monde, trois fois moins élevée que celle du Québec.

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J’ai marché le long de la rivière Orkhon⁠1, sur près de 400 km, jusqu’à Karakorum, la capitale de Gengis Khan. Tous les midis, je m’éloignais de la rivière, je gravissais le point le plus haut des environs et je dînais en regardant le paysage. Un jour, du haut de mon poste d’observation, j’ai vu une ger, l’habitation traditionnelle des Mongols que les Russes appellent « yourte »2. Il y avait cette tente, quelques animaux, deux enfants. Ce n’était évidemment pas la première ger que je voyais, mais celle-là m’a marqué. Elle était située, de mon point de vue, au milieu de nulle part. Pas un voisin à l’horizon. Presque pas d’arbres, un petit bosquet ici et là. La rivière, des collines et de l’herbe à perte de vue.

Le sentiment puissant qui m’a envahi était que cette famille – pour choisir de vivre là, aussi isolée – devait se sentir profondément et absolument chez elle. Elle n’était pas « nulle part ». Cette famille était sur son territoire, un territoire arpenté par ses ancêtres, un territoire où probablement chaque colline, chaque vallon, chaque ravin avait une signification, rappelait un souvenir, évoquait une époque. Ces gens étaient là parce qu’ils aimaient leur terre, si désertique soit-elle, si isolés soient-ils.

Je ne m’étais jamais demandé si j’avais, moi, un tel amour pour une terre.

J’aimais le Québec, oui, mais c’est l’amour d’une nation, l’amour d’un groupe qui a beaucoup à offrir au monde. Et puis j’ai eu une illumination. Comme si une pensée qui avait toujours existé en moi apparaissait tout à coup dans ma tête. J’avais beau avoir voyagé, avoir habité à plusieurs endroits, au Québec et ailleurs, « chez nous », c’était la vallée de la Lièvre. C’est là que je ferais ma vie. La Lièvre ?

La rivière du Lièvre prend sa source dans le lac Némiscachingue, à quelque 130 km à l'ouest de La Tuque. Après une course de plus de 300 km, elle se jette dans la rivière des Outaouais, à l’est de Gatineau. Si vous voulez en voir des images, je vous invite à investir 20 petites minutes pour regarder l’extraordinaire court métrage de Raymond Garceau La drave. La narration est de Félix Leclerc, il y chante aussi sa célèbre chanson portant le même nom que le film⁠3. La Lièvre est aussi une des rivières parcourues par le grand Jos Montferrand.

Ma mère et mon père sont nés dans la vallée de la Lièvre. J’y ai grandi, j’y ai appris à aimer les gens et la nature. Même quand mes parents ont déménagé en Montérégie, puis à Montréal, nous revenions tous les ans faire la traditionnelle « tournée du jour de l’An », la tournée des oncles et des tantes habitant dans la Vallée.

Notre vallée est comme celle de cette famille isolée au fond de la Mongolie. Elle n’est pas parfaite, mais c’est la nôtre. C’est la mienne. J’y habite depuis mon retour d’Asie.

Je vous écris tout cela parce qu’au moment où l’on me questionnait, j’étais devant une employée de l’épicerie, une personne issue de l’immigration, une réalité assez récente à Buckingham. Mes liens avec notre vallée me donnent beaucoup de bonheur et je souhaite qu’elle en donne autant aux nouveaux arrivants. Quand ce sera le cas, nous serons tous des fils et des filles de la Lièvre, car ce ne sont pas les racines qui comptent, mais l’enracinement.

1. La rivière est aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.

2. Les Mongols insistaient pour que nous utilisions le mot ger, leur mot à eux. Les Russes ont longtemps été leurs ennemis.

3. Voyez le film La drave en entier sur le site de l’ONF Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue

Dans une version précédente de ce texte, l'auteur écrivait que La Lièvre prend sa source dans la réserve faunique La Vérendrye. Or, cette source se situe plutôt dans le lac Némiscachingue, dans l'extrême nord-est des Laurentides.