Dans Demon Copperhead, lauréat d’un prix Pulitzer en 2022, la romancière Barbara Kingsolver transpose l’histoire de David Copperfield, de Charles Dickens, dans la Virginie rurale contemporaine.

Tous les éléments clefs sont là, l’enfant orphelin, les défaillances du système, les nombreux visages de la pauvreté endémique, mais aussi la lumière, la générosité inattendue et l’héroïsme ordinaire de ceux qui trouvent le courage de rester bons et droits malgré la précarité et les injustices. Même les personnages sont calqués sur ceux de Dickens, et chaque épreuve relevée par David aura son miroir dans la vie de Demon, devenu ici Melungeon⁠1 et accro à l’OxyContin, parce que la crise des opioïdes est là, inévitable, en toile de fond.

Kingsolver trace le portrait d’une Amérique oubliée et complètement dépossédée, de ses terres, de sa jeunesse, de son avenir et de son autodétermination. C’est aussi, et c’est clairement ce qui attise la plume de Kingsolver, une Amérique qui ne sort de l’invisibilité que pour être méprisée, par la gauche qui la trouve réactionnaire et la traite de white trash, et par une droite qui l’instrumentalise.

De notre côté de la frontière aussi, même silence, mêmes caricatures : la Beauceronne climatosceptique et le Bleuet consanguin, vestes de camouflage et tramp stamp, cigarettes de contrebande, Pabst et fast food, un pitbull attaché dans la cour à côté du pick-up qui rouille sur des blocs de béton.

Aucun groupe social n’est aussi gaiement ridiculisé et ouvertement dénigré.

Dans la réalité, ils sont nombreux et multiples, et ont en commun d’être peu instruits, blancs, souvent, et pauvres, tout le temps. C’est une indigence qui va au-delà du simple manque d’argent, ils sont pauvres de ressources, de moyens et de chances, de connaissances et d’outils, pauvres d’amour.

On reproche à ces gens qu’on a abandonnés de se détourner de la collectivité et de refuser de fournir leur part d’efforts sous prétexte qu’ils ont le « doua » — ne devraient-ils pas être reconnaissants de se faire soigner gratuitement, de pouvoir envoyer leurs enfants à l’école et de rouler sur des routes entretenues avec l’argent des contribuables (dont ils ne font pas partie, serons-nous prompts à leur rappeler) ? Ils pourraient répliquer que les urgences débordent, que le système d’éducation à trois vitesses contribue à accentuer les inégalités et que pour ce qui est des routes, avez-vous essayé de rouler en Tercel sur le boulevard des Laurentides ? Pas sûr que vous allez encore avoir vos deux essieux quand va venir le temps de dire merci.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Une maison abandonnée dans un village de la vallée de la Matapédia, dans l’est du Québec. La pauvreté n’attire pas toujours la sympathie, même au Québec.

Des amalgames sont faits, on place le volant d’un camion étampé « Convoi de la liberté » et « Fuck les merdias » entre toutes leurs mains, on en fait de fiers antivax, des libertariens hargneux et de contagieux conspirationnistes, ils ont tous une affiche de Lucie Laurier dans leur chambre et un logo de Browning tatoué sur le chest. Des abrutis qui croient n’importe quoi et n’importe qui et se foutent du bien-être commun, qui cultivent la désinformation et la peur de l’autre à grands coups de posts écrits au son — pourquoi leur tendrait-on la main ?

On veut bien être woke et éveillé aux souffrances et aux doléances des opprimés du monde entier, mais pas de ceux-là, non.

Le fait que la vaste majorité d’entre eux n’ait jamais conduit de 18 roues et se contente de tirer le diable par la queue sans vociférer sur les réseaux sociaux importe peu, ils ne plaisent pas à l’esthétique de la gauche dominante, ils sont trop blancs et votent souvent trop à droite, quand ils votent. Ça adonne bien, ça nous permet de voir là une preuve supplémentaire de leur stupidité congénitale : pensent-ils vraiment que les Trump et les Bernier de ce monde se soucient de ce qui leur arrivera, au-delà de l’isoloir ? Ne voient-ils donc pas que leur colère et leur impuissance sont instrumentalisées par ces populistes qui, une fois élus, ne feront rien pour améliorer leur sort ? Questions infantilisantes et réductrices, s’il en est — il est si facile d’être condescendant envers ceux qu’on ne regarde jamais droit dans les yeux.

Certains critiques ont reproché à Kingsolver de faire de la « poverty porn », c’est-à-dire de mettre en scène la misère des indigents au bénéfice de ses lecteurs qui ne le sont pas. Pourtant son regard est rempli de tendresse, de respect et d’attention, il ne porte aucun jugement. On retrouve dans les intonations qu’elle donne à son narrateur les mêmes teintes que celles de la langue du chum à Chabot, de Fabien Cloutier, des couleurs qui ne peuvent être perçues que lorsqu’on a observé longtemps, et avec beaucoup d’empathie.

Demon Copperhead, en cela, fait œuvre d’inclusion, dans le sens profond du terme. Nos institutions, toujours promptes à brandir le flambeau de la diversité, pourraient prendre une petite semaine, d’ici la fin de l’hiver, pour aller faire un tour entre ses pages.

Demon Copperhead

Demon Copperhead

Harper Collins

560 pages

1. Les Melungeons forment une communauté historique issue du métissage entre descendants d’Européens, de Noirs africains et d’Amérindiens. Ils seraient près de 4 millions, surtout dans l’est du Tennessee, en Virginie-Occidentale, dans l’est du Kentucky et en Caroline du Nord.

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