Pour une quatrième année consécutive, plus de 4,5 millions de Québécois ont écouté le Bye bye à Radio-Canada. C’est phénoménal. Cela représente la moitié de la population du Québec.

En comparaison, seulement le tiers des Américains écoutent le Super Bowl, leur émission la plus regardée. Autre comparaison : lors de l’extraordinaire finale de la Coupe du monde de soccer France-Argentine de 2022, 29 millions de Français étaient devant leur poste de télé, soit 43 % de la population totale, là aussi une performance moindre que celle du Bye bye ⁠1.

Au prorata de sa population, le Québec est un habitué des records mondiaux de cotes d’écoute télévisuelles. La petite vie, Les filles de Caleb, District 31, les Bye bye, notamment, ont suscité au Québec un engouement assez rare ailleurs dans le monde : peu de nations produisent de tels succès locaux. Chaque automne, autour de 4 millions de Québécois s’assoient encore devant leur téléviseur pour découvrir les nouvelles fictions originales produites chez nous⁠2. C’est énorme.

Cela étant dit, j’aime mieux les défis auxquels nous faisons face que ceux qui menacent le Canada anglais.

Il faut se réjouir que la télévision québécoise soit encore un colosse, mais c’est un colosse aux pieds d’argile. Les jeunes boudent notre (leur) télé⁠3, c’est la plus grande menace à son existence même. C’est très alarmant, parce que la télévision d’ici reste l’un de nos rares outils pour créer des références culturelles communes, un « nous » unique qui enrichit la diversité du monde.

Il y a quelques mois, le Globe and Mail de Toronto affirmait en éditorial que CBC avait « perdu sa pertinence ». En 2023, aux heures de grande écoute, la part de marché de la CBC télévision était tombée à 4,4 %. Certaines réalités locales sont encore pires. À Calgary, sur une population de 1,6 million d’habitants, 20 000 personnes écoutent la CBC chaque jour. Autant dire personne.

En 2023, 29 émissions de télévision québécoises produites en français ont dépassé le million de téléspectateurs. Au Canada anglais, seules deux ont réussi l’exploit. Tout ça alors que le marché anglophone est quatre fois plus grand et que les productions en anglais reçoivent les deux tiers des fonds fédéraux⁠4.

Plus encore, cette année, malgré son marché plus petit, le réseau français réussit à générer des revenus autonomes (publicité, abonnements) plus élevés que ceux de son homologue anglophone.

Au Canada anglais, l’enjeu est double. Il y a désamour envers la CBC, mais également une obsession américaine. Des chaînes privées comme CTV ont une programmation essentiellement américaine. En 2021, sur les 20 émissions de télévision les plus écoutées au Canada, 18 provenaient des États-Unis. La même année, au Québec, sur les 30 émissions les plus écoutées, 28 étaient québécoises.

Alors que le Québec fidélise son public par la qualité de son produit, le Canada n’arrive plus à se distinguer, même minimalement, des États-Unis.

Dans les quatre provinces de l’Ouest, la majorité des gens ne souhaitent même pas que le gouvernement investisse plus d’argent pour promouvoir les productions canadiennes, alors qu’au Québec, 68 % des gens y sont favorables ! Cette désaffection des Canadiens anglais envers leur diffuseur public est d’autant plus inquiétante que le Canada sous-finance déjà largement ses médias publics. Il y consacre 29 $ par habitant, la France, 68 $, le Royaume-Uni, 97 $ et l’Allemagne, 124 $⁠5.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

La présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait

En 2021, les libéraux avaient promis de réinvestir 400 millions dans la société d’État. Ce sont plutôt des compressions de 125 millions de dollars (800 postes) qui ont été annoncées en décembre. Les conservateurs, qui n’ont jamais porté la CBC dans leur cœur, veulent maintenant y mettre la hache (sans toucher à Radio-Canada).

La ministre fédérale du Patrimoine, Pascale St-Onge, veut revoir le mandat de CBC/Radio-Canada avant les prochaines élections. Elle ne cache pas sa volonté d’ainsi tenter de protéger la société d’État d’un éventuel gouvernement conservateur. C’est mal avisé. Quoi qu’elle fasse, les conservateurs pourront le défaire. Ça s’appelle la démocratie.

De plus, faute de temps, elle pourrait être tentée de ripoliner l’image de l’institution sans s’attaquer aux sources de ses problèmes. Plus important encore, la ministre Pascale St-Onge n’a pas consulté le Québec quand elle a voulu réglementer la diffusion en ligne, ni lors des négociations avec les géants du web ni sur les programmes d’aide aux médias.

Ce type de fédéralisme, qui nie l’importance du Québec comme foyer principal de la culture française en Amérique du Nord, ne peut pas s’appliquer à la refonte d’une institution culturelle aussi importante que Radio-Canada. La ministre doit absolument prendre le temps de consulter le Québec.

La meilleure façon de protéger Radio-Canada, c’est de lui donner un mandat qui serait adapté aux réalités culturelles et politiques distinctes de CBC et de Radio-Canada, peut-être même en ressuscitant la vieille idée d’en faire deux entités différentes.

Radio-Canada revêt une importance cruciale pour la culture québécoise et pour les services en français hors Québec. CBC est en train de sombrer dans l’insignifiance. Il ne faudrait pas que l’une emporte l’autre dans la tombe.

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1. J’ai pris ces données dans des articles de journaux qui ne précisent pas tous la méthode de calcul utilisée, par exemple si le chiffre inclut toutes les plateformes, comme dans le cas du Bye bye.

2. Consultez des données de Québecor Expertise média 3. Lisez notre dossier « La génération qui boude notre télé » 4. Lisez un article du Devoir 5. Lisez un texte de la revue Relations