L’automne dernier, un peu avant l’Halloween, le fils de mon chum a trouvé un minuscule chaton sous le viaduc Décarie. J’ai écrit sur elle à l’époque, ses petites moustaches noires, ses yeux jaunes, son miaulement pratiquement inexistant.

J’avais hésité avant de le faire, il me semblait qu’il y avait quelque chose d’indécent à profiter d’une tribune comme celle-ci pour raconter le sauvetage d’un chaton. La bande de Gaza était quotidiennement pilonnée, la crise du logement faisait rage, partout des enfants mouraient dans l’indifférence. Qu’est-ce que l’histoire d’un petit chat allait faire dans cette galère ?

Quatre mois plus tard, rien n’a changé dans ces lieux abandonnés par la conscience occidentale où des mères implosent en silence, et mes scrupules d’épargnée restent les mêmes. C’est une délicatesse un peu hypocrite, bien sûr, dans les faits je ne veux tout simplement pas avoir l’air de la madame qui parle de ses chats pendant que dehors tombent les bombes et pleurent les « désaffranchis ».

Mais cette idée revient souvent, peut-être parce qu’elle fait mon affaire, mais peut-être aussi parce qu’elle s’appuie sur un début de vérité : si on est assez privilégié pour avoir le luxe de contempler le précieux superflu de l’existence – couples de cardinaux, fierté d’enfant découvrant qu’elle sait compter, chaton arraché à une mort certaine –, ne devrait-on pas s’astreindre à le faire, en donnant à ces légers miracles au moins autant d’attention que l’on donne à nos téléphones et nos tablettes ?

Je me permets un petit détour par la Suisse, où vit une de mes cousines, dont le fils va à l’école en forêt. C’est littéralement le nom de l’établissement, « L’école en forêt ». Les enfants passent leurs journées entières dans la nature, ils apprennent à lire, écrire et compter parmi les arbres, ils découvrent les plantes et les participes passés, les polygones et les insectes. Ils sont encouragés, quotidiennement, à s’émerveiller.

C’est, évidemment, une sacrée planque de bourgeois que de pouvoir passer ses journées tranquilles, sachant que son enfant apprend à aimer l’humus et la grammaire, et qu’il rentrera à la maison les joues roses et le cœur confiant. Mais n’est-ce pas aussi la moindre des choses qu’une société riche et prospère comme la Suisse fasse de ses enfants des citoyens capables de ressentir très fortement la beauté du monde ?

Ne devient-on pas une meilleure personne, plus empathique et conscientisée, si on a pris le temps de regarder éclore le papillon cuivré ? Pas nécessairement, mais peut-être que oui, un peu. Et un peu, dans ce domaine, c’est déjà immense.

Alors voilà. Je regarde Gourmi, ce petit chat dont le destin a été changé par un garçon et une incroyable série de hasards, et je lui trouve, jour après jour, une sorte de pertinence. C’est la pertinence des oiseaux migrateurs et des perce-neige, celle des têtards et des sourires qu’échangent deux inconnus. On n’épongera pas les souffrances du monde avec le chant d’un roselin, mais on aura peut-être envie de prendre le temps de l’aimer un peu plus, un peu mieux.

La survie de Gourmi est à la fois dénuée de sens (des humains, partout dans le monde, n’ont pas sa chance) et chargée de sens (un petit être vivant fait des cabrioles). Au début du mois de décembre, alors qu’elle ne pesait pas encore trois livres, elle a disparu. Nous l’avons appelée des heures durant et cherchée partout, à l’extérieur comme à l’intérieur, entre les solives du plancher, dans le grenier dont la porte était pourtant fermée, sous chaque meuble. Les filles étaient inconsolables, Gourmi avait été sauvée pour être perdue un mois plus tard, dans quel monde absurde vivions-nous ?

La cruelle absurdité du monde ne me semblait plus à démontrer, mais je ne voyais pas trop l’utilité de rappeler cette évidence. Nous avons attendu d’être seuls dehors, mon chum et moi, pour se la souligner, il était 22 h, bien sûr que le chat ne reviendrait pas, elle avait dû filer par la porte arrière lorsque la voisine était passée, ce sont des choses qui arrivent.

N’empêche, cosmiquement, c’était un peu raide, et nous étions là tous les deux, à contempler bêtement le vide laissé par cette petite bête, quand tout à coup, juste derrière moi, un minuscule miaulement s’est fait entendre. Minuscule, mais tout de même audible – elle avait tout donné, la Gourmette, elle était allée chercher assez de décibels pour que je me retrouve à quatre pattes en dessous de la haie. « Gourmi ! viens voir maman, tite niaiseuse. »

Nous avons trimballé cette anecdote durant des semaines, comme une petite éclaircie dans le ciel souvent chargé de nos quotidiens. À travers la fureur de l’actualité, le poids des charges mentales et la cacophonie du monde, il y avait un chaton revenu nous dire que le sens est parfois là où on ne le cherche pas. Il se bat avec des toutous, ronronne sur le rebord d’une fenêtre, et chasse des grains de poussière dans le soleil.

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