Pendant cette tempête, engendrée par la diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo tournée dans le bois et que personne n’a désirée, sauf les machines à clics, je me suis demandé s’il n’existait pas une forêt où je pourrais aller me perdre.

J’ai fait du ski pour la dernière fois en 2020, dans les environs de Rivière-du-Loup et de Rimouski. Une fois en station, mais le reste du temps, c’était du ski hors piste. Une première pour moi. Enfiler des peaux de phoque, gérer la transpiration à l’ascension, descendre en me faufilant entre les arbres majestueux, sauvages, dangereux.

J’ai apprécié, dans ces escapades hors piste, un naturel que le ski en station étouffe. Sur la piste densément plate, lisse et blanche comme de la neige soufflée, je note que des arbres ont été rasés pour accommoder le loisir humain.

Cela dit, je n’avais jamais vu un arbre mutilé de façon aussi singulière que ce bouleau devenu viral le week-end dernier. Je l’ai vu campé là, marqué d’un mot qui unit tristement l’arbre et le Noir en tant que commodités de la civilisation.

Faut-il rappeler qu’il fut un temps où les personnes noires étaient légalement des biens meubles ? Que l’anthropologue Lewis Henry Morgan a étayé une thèse établissant la hiérarchie entre les civilisés, au sommet, et les sauvages, au bas de l’échelle ?

« C’est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler à des étrangers. » Ça, c’est Lionel Groulx, reprenant, dans son ouvrage L’appel de la race, les termes du médecin et sociologue Gustave Le Bon.

Dimanche dernier, je songeais à tout ça, tandis que j’étais dans un autobus en route vers Rimouski. Pour le boulot. À l’arrêt à Rivière-du-Loup, j’ai remarqué que le caissier au dépanneur était un homme noir. À ma destination finale, la préposée au comptoir alimentaire, une femme noire. Un scénario de film de Jordan Peele ? Sans les effets de fiction, un peu, oui. Le monde civilisé s’approprie souvent nos corps afin de produire du boulot dans des conditions précaires. En quelque sorte, sur la piste, le corps colonisé n’a jamais vraiment quitté les plantations. Trop de job, voleur de job, paresseux sans job, il est toujours instrumentalisé par le colonisateur.

En soirée, j’ai regardé dans ma chambre d’hôtel le film Origin d’Ava DuVernay. Origin est basé sur le livre Caste : l’origine de ce qui nous divise d’Isabel Wilkerson. Un ouvrage qui explique, au-delà des différences ethniques ou raciales, comment se fabrique l’infériorisation de certains groupes par les pouvoirs politiques. Ce film offre des pistes de réponses quant à savoir pourquoi des Palestiniens mangent aujourd’hui du gazon afin de survivre. De lourdes préoccupations pour un dimanche, d’autant plus que le jour même, je signais une lettre ouverte en lien avec la situation alarmante en Haïti.

Chaque scandale, chaque tragédie pèsent. Quels sont les îlots de ressourcement, les espaces où porter le deuil, dans de telles circonstances ?

De tous les lieux possibles, c’est sur Instagram que j’ai trouvé un morceau de salut. Tard le soir, je scrolle distraitement et mes yeux tombent sur un extrait de Justin Timberlake et son groupe, en concert à Tiny Desk de NPR.

« Got time, but I don’t mind/Just wanna rock you girl. »

Dès les premières notes, j’expulse des larmes non préméditées. Ces pleurs résonnent avec mes besoins les plus simples dans l’instant. Ressentir et respirer. Vivre, quoi.

Qu’est-ce qui s’est produit ? Je ne sais trop. Je ne suis même pas fan de Justin Timberlake, et je sais bien qu’il mérite son lot de critiques, mais à ce moment-là, mon expérience somatique directe prévaut. Je soupçonne quelque chose dans la mélodie et le rythme. Comme la musique noire sait si bien le faire. Le gospel, le rara, le jazz, le soul. Oui, la musique pour l’âme.

J’emploie ici le mot « noir » non pas sur le plan identitaire, mais surtout en référence aux phénomènes qui échappent aux structures dites civilisées, qui maintiennent le lien avec notre vitalité. J’imagine, au sens métaphorique, les sentiers hors piste, en marge des pistes plates et blanches. Le philosophe Bayo Akomolafe parle du concept de blackness comme une errance à l’écart des algorithmes convenus, une générosité et une abondance précédant (et outrepassant) la modernité blanche.

Sur les plantations, la musique servait souvent à exprimer le désespoir, la joie, l’inspiration, l’espoir. Un moment de fugue, aussi furtif soit-il, peut être salvateur. Quels sont les autres exutoires possibles ?

Samedi dernier, j’ai participé à l’évènement Out For Joy organisé par When The Village Meditates. De la méditation enrobée d’un bain sonore, du yoga, du chant, de la danse. En communauté, j’ai souri à pleines dents en jouant du djembé. J’ai dévoré un shawarma végane. Je me suis abandonné à un exercice de poésie. Qu’est-ce que la joie ? C’est comme le légume haïtien. Bourré de viande.

La veille, j’assistais au black symposium noir. Y ont notamment pris la parole Maurice Riley Case et Sarah Riley Case. J’ai accueilli avec enthousiasme leur invitation à honorer notre pouvoir érotique, tel que le définit la militante et essayiste Audre Lorde. Au-delà de la conception sexuelle de l’érotisme, elle en parle comme une mesure entre les débuts de notre sens de soi et le chaos de nos sentiments les plus forts.

« Je parle de l’érotisme comme de la force vitale la plus profonde, une force qui nous pousse à vivre d’une manière fondamentale. »

On peut difficilement échapper à la bêtise sur la piste. Mais au-delà d’y survivre, j’aime penser qu’il existe aussi des forêts perdues, où l’on peut embrasser les bouleaux et vivre, tout simplement. J’appellerais ça, comme le lieu symbolisé par l’arbre innocent de mon enfance, le Canal Famille.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue