Ça restera certainement l’un des plus grands moments de FOMO de toute ma vie. Le FOMO, pour ceux et celles qui auraient la chance d’avoir été épargnés par ce sentiment extrêmement désagréable, c’est l’acronyme de fear of missing out, la peur de manquer quelque chose. Il serait donc plus exact de dire, en ce qui concerne mon rapport avec l’éclipse, que j’ai passé les derniers jours dans un intense état de FOMO rétroactif.

Je ne peux même pas blâmer qui que ce soit, en plus, ce n’est pas comme si le devoir m’avait appelée ailleurs ou si des fonctionnaires avaient contraint ma prof à me faire regarder un mur pendant que dehors, le monde s’émerveillait. Je suis simplement partie en vacances, bien gaiement, des vacances prévues depuis longtemps et planifiées sans consultation préalable du parcours des astres.

En 1986, lors du passage de la comète de Halley, mon père avait, lui, consulté les astres. Nous étions donc partis au Mexique afin de mieux observer le phénomène, cinq jours de temps gris durant lesquels nous n’avons vu que des nuages, pendant qu’un de mes oncles, à Sorel, se tapait un bout de comète au-dessus de l’horizon. J’étais alors trop jeune pour succomber aux affres du FOMO rétroactif, mais de toute évidence, déjà destinée à manquer les grands rendez-vous cosmiques.

Aujourd’hui, force est de constater que je me sens comme une ado de 16 ans qui rentre en classe le lundi après avoir manqué LE party dont tout le monde parlera jusqu’à la fin du secondaire.

On me fera poliment remarquer qu’une éclipse totale est autrement plus grandiose qu’un open house chez un gars dont les parents sont partis pour la fin de semaine. Je répliquerai que je suis au fait de la différence, mais que le sentiment, le cuisant sentiment d’être passée à côté de quelque chose de majeur, ne trouve d’écho que dans les heures à vif de l’adolescence, quand la seule idée de « ne pas avoir été là » pouvait m’emplir d’une angoisse existentielle assez forte pour m’empêcher de me concentrer.

J’étais chanceuse, cela dit. Ma jeunesse assoiffée de pertinence sociale s’est déroulée dans les années 1990, dans un monde qui n’avait pas encore été déconstruit puis reconstruit par l’insidieuse manufacture à FOMO des réseaux sociaux. J’ai donc pu grandir et apprendre à faire la part des choses tranquillement, dans ces espaces de vraie solitude que nous réservait la vie d’autrefois.

Je peux aujourd’hui entendre parler d’un évènement extraordinaire où je n’étais pas sans avoir l’impression d’exister un peu moins que ceux qui y participaient. Ainsi puis-je allègrement balayer d’un revers de main partys et premières, festivals et nouveaux restos où il faut absolument avoir mangé. Mais une éclipse totale ? Me revoilà plongée en 1992, j’ai 15 ans et tout le monde parle du party de la veille.

Ai-je secrètement souhaité que la journée du 8 avril soit particulièrement nuageuse au-dessus du sud du Québec, afin de m’éviter les tourments de l’envie ? J’emporterai la réponse dans l’au-delà. Ai-je passé les dernières journées à pester contre les médias qui n’ont cessé de me répéter que c’était le spectacle d’une vie ? Certainement.

J’ai normalement un assez bon coffre à outils pour me prévenir des enflures médiatiques, je reste capable de me dire qu’il y a de l’exagération dans l’air, mais là, vraiment, je suis complètement désarmée.

Je pourrais, bien sûr, ne pas cliquer sur ces articles du New York Times qui me disent qu’« une Amérique divisée s’entend sur une chose : l’éclipse était incroyable ». Après tout, je suis en vacances. Mais en même temps, on fait comme autrefois, quand on avait loupé une grosse fête : on demande à ceux qui y étaient de tout nous raconter.

Sur les comptes Instagram que les enfants voient défiler depuis lundi, on trouve ainsi beaucoup de vidéos déconcertantes de gens (et pas que des jeunes) qui se sont filmés alors qu’ils regardaient l’éclipse et n’ont mis que ça en ligne, leurs visages. Le résultat est un peu ridicule, mais on voit quand même, derrière le désir de se mettre en scène à tout prix, l’émerveillement sincère.

Une amie, plus généreuse, a tourné sa caméra vers la foule au parc Jean-Drapeau – les réactions sont extrêmement touchantes, les gens crient et s’exclament comme si quelqu’un venait d’accomplir un exploit particulièrement difficile. Des auteurs ont écrit avec délicatesse à propos du cercle de feu, des planètes et des étoiles apparaissant tout autour, de la froidure soudaine et du sentiment de communion.

Rien, bien sûr, ne remplacera le fait d’avoir été là. Je n’aurai pas vu les teintes qu’a prises le ciel, ni les poules confuses aller se coucher, je n’aurai pas ressenti le profond émerveillement des petits et grands autour de moi. Bande de chanceux. J’espère qu’il vous habitera encore longtemps.

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