Je repensais récemment à cette fameuse légende du canot volant, en pagayant dans le réservoir Romaine-4. C’était quelques jours à peine avant la grande inauguration du plus récent complexe de barrages d’Hydro-Québec, entamé il y a 14 ans. Une amie et moi arrivions en canot dans la zone inondée, après une expédition de trois semaines à traverser le Labrador.

Le GPS, qui nous donnait encore des cartes avec l’ancien tracé de la rivière, montrait qu’on survolait des chutes et des forêts ennoyées dans le réservoir, maintenant complètement englouties à 100 pieds en dessous. Des îles sont apparues là où il y avait des collines qui autrefois bordaient la rivière. Et à plusieurs endroits, la cime des arbres dépasse encore de la surface de l’eau. Nous les frôlions de nos avirons. C’était comme si on volait « sur le train de tous les diables ».

Difficile de ne pas réaliser l’ampleur de ce qui a été créé à la Romaine. On a changé de manière incroyable certains de nos derniers milieux sauvages.

En écoutant les discours à l’inauguration du projet Romaine et le premier ministre nous parler encore d’autres barrages à venir sur la Petit-Mécatina et ailleurs, j’avais ce passage de La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand en tête :

« Le grand canot était sur la neige dans une clairière et avant d’avoir eu le temps de réfléchir, j’étais déjà assis dans le devant, l’aviron pendant sur le plat-bord, attendant le signal du départ. »

Et nous voilà un peu résignés, dépassés à nouveau par le lobby des constructeurs de barrages et les amis à Fitzgibbon. Même si les experts en énergie disent que ce n’est plus une voie rentable1, qu’il y a de meilleures options, que tout le monde sauf la CAQ ne parle plus de barrages.

Je les entends qui se félicitent. Ça se donne le titre de « grands bâtisseurs ». Ils prétendent même que ce chantier pharaonique est en « harmonie avec l’environnement ».

On a déployé des efforts immenses. Et il faut admettre qu’il y a aussi du génie là-dedans. Mais ceux qui ont cru de loin qu’un pareil ouvrage avait été « sculpté par les dieux2 » devraient descendre de leur avion. Alors, ils se demanderaient si on n’a pas plutôt fait un « pacte avec le diable ».

« La grosse crisse de montagne qui empêche d’avancer, watche-la ben : on va la faire sauter », écrit Erika Soucy dans Les murailles.

C’est de ça qu’il est question : faire sauter des montagnes pour passer le rouleau compresseur du progrès. Sans parler des sépultures innues ennoyées. Ou du caribou forestier, à qui ça risque fort bien d’être le dernier clou dans le cercueil. Ou de l’eau et des poissons qu’on empoisonne au méthylmercure.

Sur des centaines de kilomètres, on a complètement changé le cours d’une de nos plus grandes rivières sauvages, pour toujours. On a rendu silencieux le vacarme des chutes immenses, fait remonter l’eau jusqu’au sommet des montagnes. Depuis le passage des glaciers, rien n’a autant bouleversé ces territoires que ces chantiers.

Avant d’endommager nos dernières grandes étendues sauvages de façon irréversible, nous avons au moins le devoir de réfléchir à de meilleures solutions.

Mais le premier ministre, faisant un Baptiste Durand de lui-même, nous lance encore la vieille invitation des barrages.

« Répétez après moi : Acabris ! Acabras ! Acabram ! Fais-nous voyager au-dessus des montagnes! »

Risquerons-nous à nouveau notre « salut éternel » ?

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue 1. Lisez un article d’Anabelle Blais, dans Le Journal de Montréal 2. Lisez un article de Francis Higgins, dans Le Soleil

3. Extrait tiré de La chasse-galerie, d’Honoré Beaugrand