En suivant l’actualité de la dernière semaine, je me suis souvenu de ces paroles de George Orwell : « [I]l n’y a pas de voie plus rapide vers la corruption de la pensée que par la corruption du langage. »

Ça fait plusieurs années qu’il existe au Québec des toilettes mixtes, aussi appelées non genrées, neutres ou universelles. Dans la sphère privée, mais aussi au sein de bâtiments publics. Du complexe aquatique de Rosemont–La Petite-Patrie au centre sportif de l’Université de Sherbrooke, les vestiaires universels se multiplient. « En somme, les vestiaires universels sont un plus pour l’inclusion, pour la sécurité et pour l’aspect pratique. » C’est écrit noir sur blanc dans un document du gouvernement du Québec.

Étonnante manchette, donc, l’opposition de Bernard Drainville aux toilettes mixtes dans les écoles, alors qu’un guide du ministère de l’Éducation créé en 2021 encourage les milieux scolaires à « prévoir des lieux d’intimité neutres permettant le libre choix des élèves et du personnel ». Controverse d’autant plus absurde que la direction de l’école d’Iberville à Rouyn-Noranda, visée par le débat, avait opté pour des toilettes mixtes d’abord pour des questions de sécurité. La direction ne prévoyait pas d’installer de cubicules, mais des cabines fermées assurant une plus grande intimité aux élèves. « Une tempête dans un urinoir », a écrit Isabelle Hachey. En effet, la semaine dernière aura fait naître plusieurs boss des bécosses.

Les toilettes la semaine dernière. Plus tôt dans le mois, les pronoms. Sinon, les drag-queens, le mot qui commence par « N » ou les migrants. Les sujets qui enflamment le plus les discours sont souvent ceux où les personnes les plus marginalisées servent de punching bags. À ce titre, je m’indigne des insultes évidentes, mais je m’inquiète davantage des propos qui, même si moins spectaculaires, influencent plus subtilement l’opinion publique.

Par exemple, depuis les années 1980, les tribunaux canadiens balisent avec les nuances nécessaires le concept d’obligation d’accommodement, notamment en droit du travail. Mais on se souviendra de la crise des accommodements, durant les années 2000, fabriquée par certains journaux et alimentée par l’Action démocratique du Québec. Cette crise a contribué à propulser Mario Dumont au rang de chef de l’opposition officielle en 2007. Les perdants ? Les minorités religieuses et la qualité du débat public. L’expression « accommodement raisonnable » fut tellement démonisée qu’encore aujourd’hui, elle signifie déraisonnable pour plusieurs. Colonisation de la pensée ? Le constat ne me semble pas exagéré.

Le mot « woke » souffre d’un traitement similaire. Selon une analyse publiée par la revue Possibles⁠1 et citée dans Le Devoir, Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec étaient, entre 2016 et 2021, à l’origine de près de 70 % des textes traitant du phénomène woke ; 45 % de ces articles provenaient de seulement cinq chroniqueurs. Finalement, des articles publiés par ces chroniqueurs, 96 % dressent un portrait négatif du phénomène. Ayant pris naissance au sein des groupes militants noirs, le terme « woke » a été récupéré au point de devenir une étiquette clés en main pour discréditer tout discours progressiste.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef du Parti québécois Paul St-Pierre Plamondon voit « beaucoup d’idéologies en provenance de la gauche radicale qui sont imposées ».

C’est le genre de sophisme auquel s’est livré Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois, dans ses propos au sujet de ce qui est enseigné à l’école. « Et moi, je vois beaucoup d’idéologies en provenance de la gauche radicale qui sont imposées », a-t-il dit en point de presse mardi dernier. Il persiste et signe dans une lettre publiée dans Le Journal de Montréal jeudi dernier⁠2.

Dans un contexte qui mérite qu’on soit sensible à la réalité des personnes trans et non binaires, particulièrement discriminées, cette lettre brandit l’épouvantail de l’idéologie. Cet amalgame entre la diversité de genre et des concepts qui seraient imposés comporte évidemment pour risque de stigmatiser ces personnes, pour qui l’existence n’est pas une affaire théorique ou idéologique.

Politiquement, la stratégie peut néanmoins être efficace, comme l’a notamment démontré Ron DeSantis, gouverneur de la Floride, qui a milité sur le thème « Freedom from Indoctrination ». La rhétorique de Paul St-Pierre Plamondon joue précisément sur cette thématique. « Puis ça devient un enjeu, lorsqu’on impose des concepts, des manières de faire, des nouveaux programmes dans le système d’éducation sans aucun débat démocratique préalable. »

La démocratie n’est pas l’affaire exclusive de l’Assemblée nationale. Oui, il existe un programme de formation commun à tous les élèves, mais j’ai travaillé avec nombre d’enseignants qui, dans le respect de leurs fonctions, adaptent leur enseignement selon le contexte et leur vision du monde (l’illusion, c’est de croire que l’enseignement est neutre). Une société d’État comme Télé-Québec devrait avoir la liberté de rendre disponibles des ressources et outils pour les élèves sans l’aval de politiciens. Des spécialistes du ministère de l’Éducation, sans partisanerie, ont de plus décidé d’inclure dans le cours Culture et citoyenneté québécoise des notions telles que « la discrimination systémique », l’« appropriation culturelle », l’« ethnocentrisme » ou le « profilage racial », sans partisanerie. Tous ces éléments appartiennent à la démocratie.

Oui, les dérives idéologiques peuvent exister, mais regardons le plus grand danger : criant au wokisme à mots couverts et au nom de sa vision étroite de la démocratie, alors que le programme de formation de l’école québécoise est une prérogative du ministère de l’Éducation, Paul St-Pierre Plamondon suggère que l’Assemblée nationale s’ingère dans l’enseignement de sujets qui concernent les groupes marginalisés. Il est surtout là, le risque de dérive.

1. Lisez l’analyse publiée dans la revue Possibles 2. Lisez la lettre d’opinion de Paul St-Pierre Plamondon dans Le Journal de Montréal Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue